Quand Abdallah Schleifer parlait de Hassan Al Tourabi
16.05.2015 Michaël Prazan
Abdallah Schleifer est l’ancien ancien directeur du bureau moyen-oriental de la chaîne NBC
Au début des années 90, après une interview à Khartoum de Hassan al-Tourabi, le journaliste américain, un juif New yorkais converti à l’islam soufi entame avec lui une longue interview sur l’islam politique :
« J’étais estomaqué par son intelligence et par sa connaissance de la culture occidentale, ce qui est très rare parmi les dirigeants de la Confrérie des frères musulmans ; surtout ceux de sa génération. Les jeunes frères qui émergent actuellement en Europe sont certainement plus au fait de la culture occidentale que ne le sont ceux de l’âge de Tourabi. Lui, avait fait ses études à Londres, et il avait passé sa thèse de doctorat à Paris, à la Sorbonne. Il avait lu les auteurs anglophones et français dans leur langue d’origine. En plus de la littérature européenne, il connaissait parfaitement le corpus des auteurs islamistes contemporains. Hassan al-Banna, bien sûr, mais aussi Sayyid Qutb, ou le pakistanais Abu’l-A’la Mawdudi. Beaucoup de Frères viennent d’un milieu laïc, et ils ne sont pas aussi bien formés qu’on pourrait le croire à cette littérature. Tourabi m’a paru très différent des chefs traditionnels de la confrérie que j’avais rencontrés jusqu’alors, et dont Ayman al-Zawahiri est en quelque sorte le prototype – des gens ayant fait des études médicales, qui ont, soit grandi dans un milieu totalement religieux, soit dans un milieu laïc, et qui se sont radicalisés à la suite d’un accident de parcours dans leur vie privée. Tourabi était quelqu’un d’intimidant, mais comme il était aussi sympathique, j’ai osé une question dont je savais qu’elle allait lui déplaire. Je lui ai dit : ‘J’ai adopté l’islam parce que je suis tombé amoureux, au Maroc, de la culture traditionnelle que j’ai rencontrée là-bas. La chaleur, la tolérance des gens, la dimension universelle de leur relation à l’islam. Or, chaque fois que j’ai discuté avec des Frères musulmans, j’ai davantage reconnu dans leur discours mon passé de militant marxiste, au sein de la Nouvelle gauche révolutionnaire, que la chaleur, la douceur des émotions que j’ai gardées de mon séjour au Maroc, et qui représentent pour moi le véritable islam. Quand je parle avec les Frères musulmans, j’ai souvent l’impression de me retrouver avec mes anciens compagnons révolutionnaires, avec des membres du ‘parti’.’ Pour moi, l’idéologie de la Confrérie avait plus à voir avec le léninisme qu’avec l’islam.
Il s’est mis à rire, et il a dit :
« Vous avez raison, et vous n’êtes pas le premier à le penser. Il n’y a pas de différence entre nous et les marxistes. Même en comparant nos slogans, il vous sera possible de trouver des points communs. La seule différence, c’est que nous sommes ceux qui ont chassé les communistes de Khartoum. »
« Au fond, l’islamisme est une sorte de dérivé de l’aile droite du léninisme. Et qu’est-ce que l’aile droite léniniste, sinon le fascisme ? Le fascisme n’est pas un mouvement conservateur. Il a toujours été un mouvement révolutionnaire tout autant opposé au conservatisme qu’au communisme ou à d’autres formes de socialisme. Beaucoup de choses ont été introduites dans la politique moderne par le marxisme-léninisme. Des notions telles que le mouvement de masse, le drapeau, le salut ; tout cela a été renouvelé, et de la manière la plus efficace par le léninisme dont le fascisme est une version un peu moins utopique que le communisme. Dans le cas du nazisme, la vision idéale d’un monde débarrassé des Juifs remplace celle, communiste, d’un monde débarrassé de la bourgeoisie. Le salut fasciste, d’un point de vue émotionnel, est plus puissant qu’un poing fermé. Aujourd’hui, nous sommes bien sûr horrifiés par cela, nous l’associons au nazisme et à toutes les choses terribles qu’il a produites. Mais il suffit de regarder le drapeau nazi pour comprendre qu’il parle directement aux gens. La croix gammée symbolise la vie depuis des milliers d’années en Inde. C’est un symbole très fort, alors que la faucille et le marteau ne résonnent que pour une fraction du peuple. C’est seulement le symbole des ouvriers et paysans. Aujourd’hui, si j’avais la chance de revoir Tourabi, je lui dirais : « Je sais maintenant pourquoi votre mouvement a été capable de stopper le communisme – tout comme le fascisme, que ce soit en Italie ou en Allemagne, avait naguère vaincu les communistes. Les Frères musulmans ont été touchés par le léninisme, comme ils ont été touchés par de nombreux autres phénomènes européens, mais en termes d’organisation, en tant que parti, en tant que mouvement de masse, son plus proche cousin, c’est le fascisme. » C’était beaucoup plus facile à comprendre pour un frère musulman formé dans les années 30, comme Hassan al-Banna, et bien d’autres, que ça ne l’est aujourd’hui. Le Léninisme a en fait été absorbé par les Frères musulmans à travers leur romance avec le fascisme. »
Michaël Prazan
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