Le club de football de Lille, le LOSC (Lille Olympique Sporting Club) vient tout juste d’être sacré champion de France 2020-2021 en Ligue 1 après une saison remarquable. Alors qu’il était gravement endetté en 2017, le club a fait le pari d’emprunter plus de 220 millions d’euros auprès de fonds d’investissements américains. Ces opérations financières lui ont permis de construire une équipe compétitive avec le recrutement de plusieurs joueurs internationaux et notamment turcs, que l’on a pu apercevoir à la télévision le 23 mai 2021 lors du dernier match de Ligue 1 portant le drapeau turc sur leurs épaules. En 2018, Zeki Celik est ainsi recruté alors qu’il jouait au club Istanbulspor avant que Yusuf Yacizi ne le rejoigne en 2019 en quittant pour sa part le club Trabzonspor. En 2020 est recruté au LOSC un de leur coéquipier vedette en équipe nationale turque, Burak Yilmaz, en provenance du club de Besiktas. Puissant attaquant, il est rapidement surnommé au LOSC le « Roi Burak » et marque 16 buts en une année. Deux autres joueurs turcs, plus jeunes, intègrent également le club de réserve en 2020 pour un total de 5 joueurs turcs au LOSC. Dans un entretien au journal L’Equipe, Burak Yilmaz conseille même au LOSC le recrutement de deux nouveaux joueurs turcs, Dorukhan Tokoz et Abdülkadir Ömür. On estime en moyenne à environ 300-500 le nombre de supporters franco-turcs du LOSC dans le stade de Lille (hors période Covid-19), dans une région qui comporte une importante communauté turque d’environ 15 000 individus. Preuves de la dynamique du club, de nombreux groupes de supporters turcs du LOSC sont créés sur les réseaux sociaux et des séances de dédicaces sont également organisées avec les supporters turcs du club lillois.

Les réussites sportives et financières ne doivent cependant pas masquer un aspect plus politique. Interrogé par de nombreux médias nationaux et locaux sur ces footballeurs turcs, Ibrahim Alci, présenté comme un simple président d’une association franco-turque du Nord, se félicite : « On ne se rend pas compte à quel point le LOSC est suivi en Turquie. C’est lunaire. Quand Yusuf Yazici marque trois buts à Milan, il marque l’histoire de LOSC mais pas seulement. Toute la Turquie regarde le LOSC ». Ce qui pourrait paraître comme un enthousiasmant signe de rapprochement entre la Turquie et la France prend une tournure différente lorsque l’on sait que Ibrahim Alci est le président du… CCMTF. Le CCMTF (comité de coordination des musulmans turcs de France) est la branche française du DITIB, qui est lui-même organisé et financé par la direction des affaires religieuses du gouvernement turc d’Erdogan. Le DITIB, qui se définit lui-même comme une organisation politique, suit la ligne islamo-nationaliste du parti d’Erdogan et a récemment rejeté la charte des imams de France. Dans une logique de prise en main de la diaspora turque en France, Ibrahim Alci est décrit par la presse comme un proche de Burak Yilmaz depuis son arrivée au LOSC. Il reconnaît même avoir été directement sollicité : « j’ai été appelé par le consulat turc pour les aider à s’adapter à la vie en France ».

A 35 ans, l’attaquant vedette Burak Yilmaz est à la fois le plus expérimenté et le plus connu des nouvelles recrues. Ses prouesses sportives éclipsent pourtant une importante part d’ombre dévoilée depuis 2016 mais peu connue du grand public.
En juin 2016, sa femme, Istem Yilmaz, porte plainte pour des faits de violences conjugales et dévoile la proximité de son mari avec le président turc : « Le jour de notre mariage, le président, Recep Tayyip Erdogan, l’a appelé et lui a dit qu’il souhaitait que l’on ait trois enfants. Lui [Burak], a répondu qu’il en voulait quatre. Mais quand j’étais enceinte pour la deuxième fois, il ne voulait pas de l’enfant. Il m’a alors frappée ». Elle évoque également des scènes d’humiliation et de violences psychiques. Burak Yilmaz joue à l’époque dans un club chinois pour sa première expérience à l’étranger. Il reçoit la visite du président turc à l’occasion d’une visite officielle à Pékin. D’après le journal SoFoot, Erdogan lui aurait alors permis d’écourter son engagement en Chine suite à ses déboires familiaux. Par la suite, le président lui conseille même… le port de la barbe de 3 semaines : « le président m’a dit que ce nouveau style m’allait très bien et qu’il ne fallait surtout pas que je rase cette barbe ».
En juillet 2016, après la mystérieuse tentative de coup d’état en Turquie, Burak Yilmaz tweete en soutien à Ergodan : « dans la lutte pour la démocratie de mon beau pays, mon cher président, NOUS VOUS AIMONS, NOUS SOMMES AVEC VOUS JUSQU’A LA FIN ». Profitant de la tentative de coup d’état, Erdogan lance rapidement un référendum visant l’approbation de sa réforme constitutionnelle pour renforcer ses pouvoirs de façon drastique et affaiblir l’opposition. Yilmaz Burak fait alors partie des rares sportifs qui soutiennent l’initiative et poste une vidéo où il déclare qu’il votera de façon favorable. Après la victoire du « oui » s’ensuit une purge à grande échelle avec le limogeage et la suspension de plus de 140 000 personnes (notamment des fonctionnaires) et l’arrestation de plus de 50 000 personnes (dont de nombreux journalistes). La Fédération Turque de Football licencie alors 94 joueurs, cadres et arbitres. Certains joueurs turcs considérés comme des opposants au Président vivent toujours en exil aux Etats-Unis, comme Hakan Sükür. Ce footballeur star des années 2000 a quitté la Turquie où il risquait 4 ans ans de prison pour « insulte » au président et fait l’objet d’un mandat d’arrêt depuis la tentative de coup d’état de 2016. Son père, resté sur place, est incarcéré.

L’engagement politique ostentatoire de Burak Yilmaz dépasse les frontières le 14 juillet 2019 au Stade de France. Alors qu’il joue pour la sélection turque, il esquisse un salut militaire (aux côtés de plusieurs footballeurs turcs dont le joueur du LOSC Yusuf Yazici) pour soutenir l’offensive de la Turquie via des bombardements massifs contre les kurdes alliés des Occidentaux dans le Nord-Est de la Syrie. Au total, 10 joueurs turcs sont par la suite réprimandés par l’UEFA pour ce salut militaire.

Bien que plus jeune et moins médiatisé, Yusuf Yazici semble s’inscrire depuis ce salut militaire dans la logique pro-Erdogan de Burak Yilmaz. Le président du CCMTF, Ibrahim Alci, les décrit avec Zeki Celik comme un trio inséparable à Lille : « ils se côtoient au quotidien […] c’est une véritable famille ». Fin 2020, Yusuf Yazici pose aux côtés du président Erdogan qui vient l’accueillir à son arrivée avec son épouse à l’aéroport d’Istanbul. Il lui offre alors son maillot devant la presse turque, désormais largement ralliée au parti au pouvoir depuis les purges de 2016.

Le pari de recruter des joueurs turcs, performants même si affiliés à Erdogan, semble gagnant du côté du LOSC. En témoignent la victoire en championnat de Ligue 1, le beau spectacle donné aux supporters lillois et les retombées économiques pour le club en ventes de maillots et d’accessoires. Le club de Lille, moins connu que ses concurrents parisien ou marseillais à l’étranger, bénéficie également d’un coup de projecteur international et plus spécifiquement en Turquie où les matchs du LOSC retransmis sur BeIN Sport Turkey ont battu cette saison des records d’audience. Alors que les clubs turcs sont surendettés depuis la crise du Covid-19, il est nécessaire pour la plupart d’entre eux de se séparer de très bons joueurs. Ces footballeurs turcs, moins chers sur le marché que les stars internationales du ballon rond, ont assuré une bonne rentabilité et une bonne publicité au club lillois, dont le budget est 4 fois moins élevé que le Paris-Saint-Germain qui finit 2ème de la Ligue 1.
La stratégie de Soft Power turc initiée par Erdogan via le football semble elle aussi fonctionner. Elle lui permet de s’afficher régulièrement dans les médias en compagnie de joueurs populaires et appréciés de la jeunesse européenne. Sur place, ils sont gardés à l’œil par des d’organisations pro-AKP comme la DITIB. Dans des périodes de crises politiques, ces joueurs lui offrent leur soutien sur les réseaux sociaux lors des événements de 2016, sur les terrains via un salut militaire en 2019, ou encore grâce à des photographies quasi-officielles, parfois même en période électorale (comme le joueur turc Mesut Özil en 2018 lors de la campagne présidentielle turque où il pose avec Erdogan, avant de le choisir comme témoin de mariage en 2019). En Turquie, des proches du parti présidentiel, l’AKP, ont racheté en 2014 le petit club de football de Basaksehir, situé dans les quartiers conservateurs d’Istanbul. Depuis, le président du club n’est autre que le mari de la nièce d’Erdogan. Après une intense période d’investissements par des proches du président (le principal actionnaire, Medipol, est le détenu par le ministre de la santé), le Basaksehir finit par remporter le championnat turc en 2020. Il est cependant raillé par les supporters des autres clubs de la capitale turque, qui moquent son côté artificiel et ses liens avec l’AKP en le surnommant… le « FC Erdogan ». A quand la reconnaissance des « footballeurs de l’AKP » ?
