Les Frères Musulmans égyptiens : pour une critique… des vœux pieux
25.05.2015 Tewfik Aclimandos
Un jihadiste hostile aux Frères musulmans, Hânî al Sibâ’i, affirmait un jour [1] que « les capitales occidentales rêvent d’islamistes ayant renoncé à la charia et reconnaissant Israël ». Il ajoutait que les Frères, étant opportunistes, feraient volontiers ces concessions pour accéder au pouvoir. De nombreux chercheurs et experts semblent avoir le même rêve. Reste à savoir si, opportunistes ou non, les Frères sont prêts à faire des concessions. La solution idéale à la « crise » des régimes arabes, nous expliquent un nombre croissant de « transitologues [2] » et de spécialistes de l’islamisme [3], seraient l’intégration dans d’éventuels processus démocratiques de formations islamistes ayant accepté le cadre de l’État national et les règles du jeu démocratique, renoncé à la violence et à l’application des dispositions les plus controversées de la charia, et reconnu l’existence de l’État d’Israël. Mais cela est-il possible ?
Sans prétendre formuler un modèle valable pour toutes les configurations islamistes, je tenterai ici de décrire ce que je sais des Frères musulmans égyptiens. Je voudrais tester les propositions énoncées plus haut, fruits de la rencontre de la transitologie, de l’agenda de la première administration Bush et d’un certain type d’analyse de l’islamisme, qui s’agrègent désormais dans une sorte de « savoir conventionnel » s’exprimant dans la presse, les policy briefs et les revues scientifiques, Foreign Affairs n’étant pas la moindre. Ce « savoir conventionnel » se retrouve dans certains cercles intellectuels de gauche qui prônent un dialogue des civilisations ou un respect inconditionnel, excluant toute critique de « la religion des dominés », et érigent les islamistes en représentants de l’islam (on pense à l’extrême gauche, ou à des intellectuels proches de la revue Esprit). Ce savoir doit être précisé, nuancé ou réfuté. Il faut auparavant poser des questions élémentaires de méthode, relatives aux matériaux et aux données disponibles, et réfléchir à leur mode d’emploi et à la construction de « modèles explicatifs » de la confrérie. Je résumerai à cette fin ce que l’on sait aujourd’hui des Frères, de leur organisation, de leur idéologie, puis j’exposerai mes vues sur le débat en cours. Mes assertions principales sont simples, mais oubliées : avant de spéculer sur les évolutions possibles, il convient de tenter une phénoménologie de la Confrérie, d’autant plus que cette dernière est un « donné massif » et donc difficile à manier par décret. Celle-ci semble induire une « socialisation sectaire », au sens sociologique du terme, impliquant une socialisation en interne, combinée à une mise à distance et une dépréciation du réel, que l’on subjectivise en une construction manichéenne. Il convient aussi d’étudier les textes doctrinaux de la Confrérie, et la littérature qu’elle produit. Si on ne peut deviner ce que son lectorat en pense, l’on peut au moins affirmer qu’elle le marque, et qu’elle reflète au moins la pensée réelle des auteurs.
Discours des Frères
Les analyses sur les Frères aujourd’hui se fondent essentiellement sur l’étude des discours produits par la confrérie et ses cadres, en plus de la rituelle mention de son travail social et d’indications assez sommaires sur le profil sociologique et la supposée psychologie des militants [4].
Mais quels discours étudie-t-on ? Le plus souvent le programme des Frères, leur plateforme électorale et les déclarations de ceux qui sont omniprésents dans les divers espaces médiatiques. L’exégèse subséquente tend à se féliciter de l’acceptation progressive de la démocratie, à souligner la « normalité » des Frères – une force politique « comme les autres » –, à relever toutes sortes d’indices montrant des « progrès » ou, au contraire, des « manques », des « lacunes » et des « régressions » [5], expliqués par la présence aux postes clés de théocrates très vilains et très âgés [6], par la tentative du sommet de préserver la cohésion interne de la formation et de tenir compte de ce que la base peut accepter [7], ou par le fait que les régimes arabes ont les islamistes qu’ils méritent (plutôt que l’inverse) [8].
En se contentant d’analyser les positions publiques, on risque la méprise, surtout sans travail de contextualisation – or l’entreprise est difficile car la confrérie, illégale, garde « ses » secrets. J’affirme cela en rappelant que l’actuel programme de la confrérie renforce les thèses des sceptiques (dont je suis). J’admets volontiers qu’il faille prendre les plateformes et les déclarations des principaux dirigeants, comme étant souvent un indicateur de ce que la confrérie veut dire (ou faire croire) à ses militants et ses interlocuteurs, bien disposés ou hostiles, ou de ses priorités du moment, ou encore qu’il faille les considérer comme l’enjeu et le résultat de luttes intestines, débouchant soit sur la victoire d’une tendance, soit sur une motion de synthèse qui perd de vue le destinataire du message. Il est plus délicat d’y voir une preuve de ce que la confrérie pense, de ses conceptions, à moins d’estimer qu’elle change sans arrêt d’avis sur toutes sortes de questions, ou a sur chacune une trentaine d’opinions, ou encore que les rapports de force en son sein sont très fluctuants, alors même que les démissions et les modifications des équipes dirigeantes sont rares. Admettons – ce que je ne fais pas – que ces textes soient des programmes de gouvernement qui engagent ceux qui les émettent : que fait-on alors quand on y est confronté à la « quadrature du cercle [9] » ou à des propositions contradictoires (par exemple sur la citoyenneté, le statut des minorités, les libertés publiques, la femme, la souveraineté) ? La réponse est désolante : chacun retient ce qui l’arrange et minimise ce qui le dérange (cela vaut aussi pour moi). Cela dit, on peut suggérer une clé qu’impose le bon sens, sinon en général, du moins dans le contexte égyptien (où les élections ne se décident pas sur des programmes et où la revendication démocratique arrive très loin derrière le chômage, la qualité et le coût de la vie, la corruption dans les préoccupations de la population? [10]) : si la confrérie formule des propositions qui déçoivent tous ses interlocuteurs des microcosmes politiques et intellectuels, et qui risquent de porter atteinte à son image, il y a lieu de penser qu’elle – ou au moins les rédacteurs et ceux qui ont entériné les textes – est sincère, puisqu’on ne peut supposer, sans insulter leur intelligence, qu’ils s’attendaient à autre chose.
L’étude des positions publiques pose plusieurs problèmes. Expédions le premier : qui engage la confrérie ? Celle-ci donne une réponse simple : le Guide et les deux Vice-Guides. Mais cette réponse n’élimine pas le problème des volte-face. Le second problème est relatif à la place des contextes : parler au Parlement, ce n’est pas s’adresser à un journaliste. Les contextes sont certes une variable significative, mais ils ne doivent pas forclore toute réflexion sur l’essence éventuelle du mouvement [11]. De plus, les contextes ne sont jamais connaissables avec certitude par un chercheur isolé. La violence islamiste ne peut traitée comme une simple « réponse » à une répression étatique : elle a souvent précédé celle des régimes, notamment ceux de Farouk et de Sadate, et l’œuvre de Qutb est certes une réaction à la sauvagerie des services de Nasser, mais elle est aussi une « systématisation », une mise en forme d’intuitions ou de questions qui précèdent l’avènement du raïs. En revanche, il est exact que l’impossibilité d’une alternance pacifique renforce les partisans de la contestation violente, et il est vrai que les Frères n’ont pas eu recours au terrorisme depuis une trentaine d’années. Enfin, les contextes peuvent servir de circonstances tantôt atténuantes, tantôt aggravantes : les chercheurs (dont l’auteur du présent texte) se souviennent souvent des contextes quand ils servent leur propos. Le troisième problème, enfin, est quantitatif : le suivi du dossier Frères (recension et traitement de l’information) est impossible : les prise de parole sont trop nombreuses ! Ces deux derniers problèmes posent celui de l’extrapolation des données. Rien qu’en se cantonnant à l’étude des déclarations publiques, la nécessité d’une sélection rend inévitable l’influence de schémas hypothético-déductifs présupposés, soulignée par Max Weber [12]. Ce rappel n’implique pas que tous ces schémas se valent tous (je préfère ceux que j’utilise [13]).
Cela dit, quelques enseignements peuvent être tirés de ce travail : les voix émises par les Frères sont plurielles,comme le sont les signes diacritiques les distinguant [14]. Néanmoins, sur quelques questions, les versions des Frères se ressemblent toutes : non à la théocratie, oui à la mystérieuse et mal définie marja’iyya religieuse [15]. La description des « circonstances des arrestations de militants » est toujours la même, mentionne toujours le thème d’un voisinage terrorisé la nuit ou à l’aube par la police, hostile à celle-ci, témoin de l’injustice (zulm) qui frappe le juste. L’attachement aux principes est souvent déclamé, mais leur translation en actes concrets est problématique [16]. Nombreux sont les Frères maîtrisant le « parler démocratique » ou le « parler sécularisé ». Mais peut-on en déduire qu’ils sont sécularisés ou convertis à la démocratie ? L’exemple le plus simple est l’invocation du multiculturalisme ou de la liberté religieuse pour justifier le refus de l’accès des non musulmans à la magistrature suprême : cette fonction étant par plusieurs aspects de nature religieuse (incluant la supervision de l’application de la charia), y accepter un non musulman serait agresser les convictions religieuses de ce dernier !
Slogans et ouvrages doctrinaux
Dans le champ du discours, deux types de textes semblent plus significatifs que les déclarations. Les slogans, avec leur force cognitive, leur symbolisme, ce qu’ils engagent, le dit et le non-dit, comptent autant voire davantage. Le slogan des Frères, c’est « L’islam est la solution », ce qui implique au minimum que le régime en place n’a pas recours à ce remède. Les textes doctrinaux aussi, rédigés par les membres du Bureau de guidance ou par les théoriciens de la confrérie, ou encore les enseignements que l’on inculque et les textes que l’on fait lire aux militants, sont importants. Pour dire les choses brutalement, en allant dans les librairies islamistes et en achetant les livres qu’on y propose, surtout ceux dont les auteurs sont des Frères, on a une vision très différente de l’image que les acteurs de la confrérie cherchent à donner. Nourri par les témoignages des dissidents, par les accusations que porte la sécurité de l’État, par certaines pratiques des Frères, par les multiples dérapages dans la presse de cadres moins rompus que d’autres au « talking nice », par les mémoires et souvenirs de certains acteurs, le tableau qui se dégage devrait inciter à la prudence.
Peu de chercheurs tentent la lecture systématique des productions intellectuelles des Frères. Il faut dire que ces productions sont plurielles, même si, hormis peut-être Sayyid Qutb, la confrérie n’a pas de grands penseurs. Ses quelques auteurs sérieux, comme par exemple Farîd ‘Abd al Khâliq, sont-ils représentatifs [17] ? Ses « classiques », comme par exemple les textes d’al Bannâ, n’ont jamais été reniés, mais ne reflètent plus la situation actuelle. L’historien Jâbir al Ansârî [18] estimait que la pensée arabe est traversée depuis des siècles par trois démarches : la principale, centrale et centriste, est la « tawfîqiyya », le concordisme, qui présente deux caractéristiques : d’une part, sa grande ouverture aux apports des autres traditions et civilisations, qu’elle intègre et absorbe dans son élaboration de la tradition islamique ; d’autre part, un souci de concilier les contraires (foi/raison, science/religion, modernité/tradition…), d’apaiser le conflit en proposant une synthèse. La « salafiyya », plus importante depuis la guerre de 1967, est celle des zélotes et des puristes, et correspond peu ou prou à l’islam des marches et du désert, plus attachée à la sauvegarde d’une pureté mythique, ne cherchant son inspiration que dans le Coran, la Tradition ou l’exemple des pieux ancêtres, méfiante à l’égard du rationalisme, des apports étrangers et de l’herméneutique. La troisième démarche est l’hétérodoxie. Pour sa part, la confrérie a toujours oscillé entre les deux premiers pôles. Le second a toutefois été prédominant pendant toute l’histoire des Frères, mais l’on voit, depuis dix ans, une montée en puissance de la tawfîqiyya, qui se traduit par l’évolution des programmes. Mais cette tawfîqiyya demeure boiteuse et superficielle, et, pour autant qu’on puisse en juger, salafistes et qutbiens dominent encore [19]. Surtout, il y a toujours eu des Frères partageant la posture tawfîqiyya et que leur période d’influence maximale a sans doute été le début des années 1950.
Mais il faudrait aussi regarder les textes non politiques de la confrérie, par exemple ceux relatifs au jihad et à la prédication. Le problème central réside peut-être dans la ou les théories du jihad, car l’utilisation extensive de ce concept par les Frères est problématique, puisqu’elle surévalue, gonfle et privilégie la dimension conflictuelle et polémologique du politique [20]. Mais le problème premier est celui de la prédication. Elle est radicalement contraire à, voire incompatible avec l’acceptation des règles du jeu démocratique, puisqu’elle suppose l’existence d’une vérité détenue par les Frères, d’un camp de « justes », une avant-garde de censeurs chargée de ramener dans le droit chemin les mauvais musulmans, et de convertir (ou soumettre) les autres. Le projet de refonte de l’individu est un premier pas, précédant la refonte de la famille, de la société, de l’état, du monde. Elle est un discours sur la société, et aussi, sur un ton souvent infâme, sur l’autre, sur les autres sociétés et civilisations, tenues pour inférieures, « sales », ennemies de Dieu, à combattre [21]. Le rapport au temps ainsi constitué n’est pas celui de la transition démocratique, mais de la création de la Cité parfaite, de la Théocratie achevée [22]. La prédication ne reconnaît de légitimité qu’à un point de vue, qu’à un mode de vie, et recommande leur diffusion et la disparition des autres.
Puisque prédication et discours politique cohabitent chez les Frères, il faut savoir lequel « sert » l’autre. Cette cohabitation légitime le reproche de double langage : les programmes politiques des Frères ne sont-ils qu’une « technique » propre à un champ politique donné, son recours étant justifié par la nécessité de « faire exister » la « prédication » dans toutes les couches et institutions de la société [23] ? L’on peut, au contraire, faire de la prédication une instrumentalisation du symbolique destinée à servir, à mobiliser autour une politique convaincue par ou résignée à la démocratie. Pour ma part, je n’y crois pas : le programme Frère, l’importance des sections « fatwa » et « éducation », les messages qu’elles diffusent, me font penser que la prédication et sa vision du monde priment pour le moment.
Reste à savoir si ces textes façonnent ou non les vues de la direction, des cadres et des militants frères. Pour le savoir, on pourrait étudier les livres que les Frères font lire à leurs militants. L’un des meilleurs spécialistes du sujet, Tammâm, qui n’a pas encore publié les résultats de ses travaux, m’a donné quelques indications [24] : les penseurs de la tawfiqîyya, notamment ceux qui ont tenté de penser la démocratie et ses rapports avec l’islam, ne sont pas au programme de lecture « Frère » ; l’enseignement demeure conforme au credo classique des Frères, hostile à la démocratie, estimant que la souveraineté des hommes est sacrilège, car attribut de Dieu, prônant une théocratie, malgré les dénégations, et privilégiant le jihâd ; les deux Qutb, Sayyid et Muhammad, figurent dans la liste. Selon une autre source [25], les militants lisent beaucoup Yûsuf al Qaradâwî, Jum’a Amîn ‘Abd al ‘Azîz [26], ‘Ali ‘Abd al Halîm Mahmûd [27] et Jamâl Sultân. Sans avoir lu tous les textes de ces auteurs, je n’y ai presque jamais vu (sauf, dans une certaine mesure, chez Qaradâwî) de traitement des problèmes politiques qui se posent aujourd’hui au mouvement, notamment son attitude vis-a-vis de la démocratie et du pluralisme. Certains minimisent l’impact de ces lectures sur les militants au motif qu’un lecteur doté de bon sens s’apercevra qu’elles ne peuvent répondre aux questions et défis que pose la société moderne. Cette assertion est discutable – Qutb, par exemple, combine romantisme et esprit systématique, et son langage et son message, d’un anti-modernisme très moderne, peuvent exercer la séduction que l’on attribuait sous d’autres cieux au marxisme. La question de la réception des textes enseignés aux militants reste posée, tout comme celle du statut de l’idéologie au sein de la confrérie (est-elle idéocratique ?), de son efficience et de son monolithisme.
Les Frères participent en tout cas de l’émergence d’une société de masse, et sont le « moyen » de l’accès à l’espace public et politique de couches qui en étaient exclues. Mais les critiques formulées à l’égard de la « culture de masse » peuvent et doivent être formulées à l’égard des Frères, d’autant plus qu’ils ont combattu avec férocité toutes les formes de culture qui ne leur convenaient pas [28], d’avoir très peu – pas du tout reflète mieux ma pensée – contribué à la « grande culture égyptienne » du xxe siècle, et d’avoir une propension à la dilution du sens de certains mots (notamment « théocratie », « gouvernement civil » et « citoyenneté »). L’on peut soutenir qu’ils contribuent à perpétuer la confusion entre religion et politique : limitations à la pensée et à la liberté d’expression, inégalité entre les membres de l’état-nation, emploi de la religion dans les questions temporelles, démagogie, divisions communautaires…
Pratiques des Frères
Les« pratiques » des Frères ne sont pas moins difficiles à étudier. Par exemple, si l’accumulation des exemples individuels permet, sur certains sujets, de dégager des tendances, sur d’autres on peut soutenir tout et son contraire. A l’exception de Marie Vannetzel, peu de chercheurs se sont attelés à la production des monographies indispensables [29]. Son principal argument est que les Frères fonctionnent peu ou prou comme le PND, s’appuyant sur des notables dont le profil et les ressources changent avec les époques et les lieux, capables d’assumer des prestations à un public local. Elle souligne aussi l’importance des réseaux de travail social des Frères. Il est indubitable qu’ils pallient ainsi les déficiences d’un état qui n’est plus – s’il l’a jamais été –, providentiel et protègent les plus pauvres. Ils contribuent aussi à la construction et à la légitimation d’un ethos islamique et à l’islamisation ou à la réislamisation d’espaces où rien n’a été fait pour ancrer l’ethos démocratique. L’on a parfois l’impression que les espaces et réseaux de socialisations frères sont « totaux », qu’un Frère peut (ou doit, selon d’autres témoignages) organiser sa vie en n’ayant que des partenaires ou interlocuteurs Frères ; il peut être logé, employé, soigné par des Frères ; il peut épouser la sœur d’un Frère ; ses interactions financières peuvent n’avoir lieu qu’avec des Frères. Ceci, bien sûr, ne veut pas dire que les Frères sont absents des institutions publiques : au contraire, ils sont très nombreux dans les universités, les syndicats, les clubs sportifs, qu’ils « islamisent » progressivement.
Les données sur le fonctionnement interne de la confrérie sont nombreuses, mais partielles : on peut inférer à partir du règlement interne, ou tenter de se fonder sur les souvenirs des acteurs (mais ceux-ci couvrent en général les périodes de la monarchie et de Nasser, et les choses ont pu changer) ou sur les articles de presse (mais il est malaisé de savoir quelles sont les sources des auteurs – souvent la sécurité d’état et les dissidents). De nombreux journalistes citent aussi des « confidences » de sources internes au sein de la confrérie – ce ci n’est pas impossible, que la confrérie cherche à renforcer la crédibilité de certains spécialistes qui lui sont acquis, ou que des acteurs organisent des fuites dans le cadre de luttes internes.
Comment devient-on Frère ?
Dans un journal de gauche, a priori peu hostile à la confrérie, on trouve un article sur les techniques de recrutement de la confrérie [30]. C’est elle qui les « choisit » et non l’inverse : les militants identifient des cibles potentielles (souvent à l’université ou dans sa cité, car les étudiants provinciaux s’éloignant pour la première fois de leurs famille sont des activistes potentiels), et s’en rapprochent ; une enquête est réalisée sur chaque cible, sur ses rapports avec sa famille ; puis les militants essaient d’éveiller la sensibilité religieuse de leur recrue potentielle, de l’encourager à faire ses prières, à renoncer au tabac, à aller à la mosquée et à lire le Coran. A ce stade-là, on ne parle pas de politique, sauf si la cible est clairement intéressée. Si la personne plaît, on lui présente d’autres Frères, on fait du sport avec elle. C’est plus tard que l’on explique que l’islam est une religion « totale » et qu’il faut « agir », collectivement. On confie à la recrue des tâches, on la fait jouer à des sports collectifs, on la jauge. Puis on la convainc de travailler avec les Frères. L’impétrant assiste à des conférences, étudie la configuration islamiste, les divers mouvements ; on répond à ses questions. Mais en général, il est d’ores et déjà décidé : il est devenu un « muhibb » (une personne « qui aime la confrérie » et sur laquelle on peut compter). Il colle des affiches, assiste à des réunions avec d’autres « muhibbs », fait du prosélytisme – mais il n’est pas encore « Frère ». Il assiste à un cours à la mosquée, où on lui explique l’entraide et la solidarité dans l’obéissance. Cette période est conçue pour « parfaire l’éducation », pour vérifier l’intériorisation des conceptions du mouvement, le respect des prières et des autres pratiques cultuelles. Cette étape dure de un à deux ans, puis l’on passe de « muhibb » à « mu’ayyid » (« qui appuie ») : techniquement on n’est pas encore membre… pendant encore 18 mois. Pour la cooptation finale, la confrérie sollicite l’avis de plusieurs Frères. Selon l’article, les militants frères sont plutôt d’accord sur ce qu’ils ne veulent pas, et adhèrent à la règle selon laquelle « les seules constantes sont les points sur lesquels il y a eu consensus d’ulémas ». Donc on peut trouver des Frères très libéraux, et d’autres qui ne le sont pas du tout.
La presse égyptienne [31] publie quelque fois des témoignages d’anciens militants, qu’il convient de manier avec prudence, mais qui confirment, précisent ou nuancent le tableau. Ils posent quelques problèmes (les indications qu’ils donnent sur le fonctionnement et les règlements internes ne sont pas toujours compatibles entre elles), mais dans l’ensemble ils ont des points communs. Le futur militant participe à des activités religieuses, sans savoir au début qu’il « roule » pour les Frères. Il néglige sa vie privée, ses liens familiaux, ses amis, il est totalement immergé dans sa vie frère. Il s’y investit totalement. Selon les déçus de la Confrérie, Les Frères apprennent à leurs cadres à refuser l’autre et à être extrémistes, même s’ils prétendent le contraire. La confrérie inculque l’idée qu’elle et ses membres ont toujours raison et que le reste de l’humanité a toujours tort. On fait tout pour empêcher les autres courants religieux de prendre la parole dans les amphithéâtres. En plus les Frères « limitent », ou « soumettent » leur prédication à des agendas précis et des objectifs chiffrés à atteindre, quels qu’en soient les moyens, ce qui fait de la prédication un processus bureaucratique et routinier, ciblant la quantité au détriment de la qualité.
Les Frères musulmans ont bâti leurs succès en combinant prédication et action politique, en prônant une idéologie moniste, totalisante, régissant les différents aspects de la vie individuelle et de la société. Séparer prédication et politique semble impossible – ce serait pour les Frères renoncer à une recette qui gagne et qui constitue, de surcroît, l’identité du mouvement. On imagine mal l’ampleur du changement nécessaire : il faudrait changer de culture militante, de rapport à l’environnement, de critères de sélection des candidats et de promotion des militants. On devrait changer d’ethos – cela ne se fait pas par décret, et l’on ne prend d’ailleurs ce type de décrets que s’il y a crise. Or les Frères prospèrent.
Effectifs et organigramme
La confrérie est discrète sur sa taille et ses structures. Elle refuse de chiffrer le nombre de ses militants. Les deux dernières années ont été, selon les responsables sécuritaires, celles d’une fantastique progression : plus d’un million et demi de personnes paieraient des cotisations.
Détailler l’organigramme de la confrérie dépasse le cadre de cet article [32] : il nous importe toutefois de souligner le poids prépondérant, du Bureau de guidance, l’instance dirigeante, qui dispose de vastes prérogatives – d’autant plus que l’échelon « directement » inférieur, le majlis shûra (assemblée consultative), n’a pu se réunir depuis 1995, à cause des harcèlements policiers. Le Bureau compte une quinzaine de membres, dont certains, trop âgés ou malades, n’assistent plus aux réunions, d’autres sont emprisonnés. Le plus connu est sans doute Abû-l Futûh, considéré comme un démocrate, qui est esseulé. Les hommes forts sont le Guide suprême ‘Akif, le second Vice-Guide al Shâtir, ‘Izzat et Ghazlân. L’autre Vice-Guide, Muhammad Habîb, semble avoir moins de relais que le quatuor, mais il cherche probablement à exploiter le séjour prolongé d’al Shâtir en prison pour placer ses hommes.
Il convient de relever aussi l’importance de la section « de prédication et de fatwa », qui gère le quadrillage des mosquées et émet des avis sur la licéité de telle ou telle mesure. Elle est supervisée par le mufti de l’organisation, al Khatîb, membre du Bureau de guidance : Consultée sur tout, elle norme le comportement Frère, individuel ou collectif [33]. Elle semble plus importante que le « comité politique », dirigé par al ‘Iryân, qui gère les dossiers politiques. Ce dernier est aussi moins important que le « comité administratif », dirigé par ‘Izzat, qui transmet – entre autres – les instructions du Bureau de guidance aux sections régionales, et coordonne l’ensemble.
Les Frères ont la réputation d’être une force disciplinée, centralisée autour du Bureau de guidance. L’obéissance des députés connus pour lui être affiliés conforte cette impression. Mais il convient de relativiser : du fait des contraintes de la clandestinité (même relative) et de la « masse » de la confrérie, il convient de ne pas écarter les témoignages affirmant que, sur plusieurs sujets, dans plusieurs dossiers, les sections régionales et les militants disposent d’une grande latitude. On peut aussi croire al Sharnûbi (le responsable du site web des Frères, proche d’al Shâtir) quand il affirme :
« Les techniques médiatiques que nous utilisons sont fondées sur le dialogue direct avec les gens, sur l’assistance, sur la participation à leurs joies et à leurs malheurs, et ceci personne ne peut l’interdire, parce que cela a lieu dans toutes les rues égyptiennes, et que c’est accompli par des personnes qui n’en réfèrent pas, pour ce faire, à la hiérarchie. Ce n’est pas vrai que le Bureau de guidance peut faire bouger tous les membres de la confrérie par télécommande» [34].
L’idéologie frère : elle se porte bien, ne vous en déplaise.
On a vu que, selon Tammâm, la doctrine Frère est essentiellement qutbienne [35]. Mais il ajoute que cette idéologie s’est délitée au contact de la réalité, notamment suite à la décision de renoncer à la violence, alors que le jihad armé est la conséquence logique de la lecture qutbienne du monde. Ce recul du qutbisme s’explique aussi par le souci de brasser large : les Frères ont décidé que leur formation pouvait « accueillir ce que l’islam peut accueillir » : ils comptent donc en leur sein de nombreuses sensibilités.
Classer les membres du Bureau de guidance ou les courants traversant la confrérie se fait d’ordinaire en construisant des oppositions binaires : entre « démocrates sincères » et « fondamentalistes dogmatiques », entre « vieille(s) » et « nouvelle(s) » génération(s), entre ceux qui souhaitent la création d’un parti politique et la séparation entre politique et prédication, et ceux qui sont attachés à la forme « confrérique » et qui estiment que la combinaison « prédication-politique » fonctionne et doit être maintenue. Quelques remarques s’imposent ici : d’abord, la « nouvelle génération » n’est pas homogène ; ensuite, il y a, au sein de la confrérie, un relatif accord sur la nécessité d’une démocratisation, comprise comme l’organisation d’élections libres concurrentielles (comme le montrent les pratiques des Frères dans les syndicats qu’ils contrôlent) et l’arrêt des harcèlements policiers. Il est en revanche permis de douter de la conversion de certains (le Guide suprême notamment) au principe de la souveraineté populaire, ou au respect des libertés fondamentales (pour ne mentionner que les points sur lesquels le programme des Frères et des dérapages, verbaux ou non, ont révélé des réserves et des arrières pensées). Enfin, ces oppositions ne valent pas ou plus pour le Bureau de guidance, qui est moins divisé qu’on ne le dit : Abû-l Futûh, qui est probablement le seul vrai « démocrate » du Bureau (respectueux de la souveraineté populaire, des libertés publiques, du principe de citoyenneté) y est marginalisé. Le Bureau comprend en réalité deux courants idéologiques, les salafistes et les qutbiens. Les positions des uns et des autres sont souvent proches, même si les salafistes reprochent souvent aux qutbiens de faire du « ta’wîl » (interprétation, voire surinterprétation). Mais cette distinction entre qutbiens et salafistes ne doit pas être surestimée : les premiers sont à peine moins méfiants que les seconds vis-a-vis des apports étrangers à l’islam, et même chez les anti-qutbiens, le diagnostic de Qutb s’est imposé : une société qui n’applique pas la charia n’est pas vraiment musulmane.
Les contraintes idéologiques, le faible poids des démocrates au sein de la confrérie, les pesanteurs organisationnelles, l’ethos ou, si l’on préfère, les techniques et les critères de recrutement, les lieux où il s’effectue, l’endoctrinement, la formation et la culture que l’on inculque, les types de socialisation et de réseaux, tout ceci rend difficile une autonomisation du politique et l’avènement d’une culture démocratique. Cela vaut aussi pour les interactions avec l’environnement et les contraintes du double positionnement, sur le champ religieux et sur le champ politique : le problème de la confrérie est moins les « forces » démocrates que la concurrence de certains salafistes, qui ne lui pardonnent pas son acceptation du jeu électoral et ses concessions à la modernité, en bref sa tawfîqiyya.
Les Frères, fer de lance de la démocratisation ?
Il convient maintenant d’examiner les affirmations du « savoir conventionnel » qui semblent provenir de préoccupations que je qualifierais d’ « extérieures » – je désigne sous ce terme les questionnements induits par des enquêtes sur les formations islamistes d’autres pays, ou encore pour répondre à une demande ou à des agendas internationaux, ou par des raisonnements hypothético-déductifs (certains s’inscrivant dans des lectures hégéliennes de l’histoire), ou tout simplement par « cécité créatrice ».
Les Frères et le cadre national
L’on estime en général que les Frères, à l’instar d’autres mouvements islamistes légalistes, ont accepté le cadre national [36] ; que ces mouvements sont un moment « indispensable » du processus de construction nationale. Tout dépend du contenu que l’on donne à ce « cadre national » ou à « accepter » (« faire avec » semble plus exact). Oui, les Frères musulmans ont un programme pour gouverner le pays, et raisonnent surtout en termes et dans un cadre égyptiens. Oui, l’utopie du rétablissement du califat est de moins en moins mentionnée (mais a-t-elle été totalement abandonnée ?). Mais affirmer que les Frères sont un moment « indispensable » de la construction nationale est péremptoire, malgré l’importance de leur travail social. Outre les effets délétères de leurs pratiques et discours sur le lien national et sur les tensions confessionnelles [37], le processus de construction nationale a commencé avant eux ou sans eux. Târiq al Bishrî en est presque à voir dans les Frères le stade suprême du nationalisme [38]! Pour lui, l’histoire égyptienne est scandée par des moments et/ou des dialectiques : le moment Wafd a été celui d’un nationalisme laïc qui tentait de recouvrer l’indépendance politique ; le moment « nasséro-gauchiste » a incarné la revendication d’indépendance économique ; le moment islamiste vise à mettre fin à l’aliénation en faisant correspondre le régime politique et l’espace social à l’authenticité culturelle du pays, à son « identité ». On pourrait critiquer la lecture et la conceptualisation de l’histoire ainsi instaurée, ou le contenu de la notion d’authenticité [39] ; je préfère rappeler que les impératifs identitaires ne sont pas ceux de la démocratie, et qu’un discours de ce type, s’il était tenu en Europe, serait classé, comme il le mérite, à l’extrême-droite. Et même si l’on acceptait ce diagnostic, on aurait beau jeu de souligner que l’identité culturelle égyptienne, si elle existe, relève de la tawfîqiyya et que le mouvement islamiste est loin d’en être le meilleur représentant.
Les Frères et la violence
Aucun acte de violence ne peut être imputé aux Frères depuis 1974, alors que le comportement des autorités vis-a-vis de la confrérie aurait pu être un prétexte plausible pour renouer avec les pratiques d’antan. J’ai écrit en 2005 que la « question était réglée » [40]. J’en suis moins certain aujourd’hui. Pendant le premier semestre 2006, des informations inquiétantes évoquant des séjours de formation des militants à l’étranger ont filtré – le tout étant de savoir le crédit qu’on accorde à ce qui émane de la sécurité d’Etat [41]. Pendant la récente guerre au Liban, le Guide suprême ‘Akif a affirmé qu’il était prêt à envoyer 10 000 combattants épauler le Hezbollah, si le gouvernement égyptien l’y autorisait[ 42]. Les Frères ont reconstitué en 1998 une section d’éducation physique, pour entraîner leurs militants à la conduite de manifestations, à l’autodéfense et à la protection des dirigeants. La vitalité de cette section est attestée par le nombre de camps de vacances découverts et démantelés les deux dernières années, qui ressemblent beaucoup à ceux de l’organisme secret créé en 1939 par al Bannâ, hormis l’absence d’initiation au maniement des armes.
Le 10 décembre 2006, l’opinion apprend qu’une cinquantaine de militants Frères encagoulés se sont livrés dans l’enceinte d’al Azhar à une démonstration de leur savoir-faire en sports de combat. Des chaînes de télé et le quotidien al Misrî al Yawm en diffusent images et photos. Les jours qui suivent, les Frères tentent de limiter la casse, oscillant entre plusieurs stratégies discursives (fuites contrôlées, minimisation du problème, négation du caractère « martial » de la démonstration, aveu de « maladresse » assorti d’excuses…). Le Guide suprême ‘Akif affirme dans la presse que cette démonstration n’est pas la première du genre, qu’il y en a eu plusieurs auparavant, et notamment lors des manifestations d’appui au Hamas :
« Ce n’était pas un défilé militaire. Si j’en avais organisé un, il eut été différent. En effet, le lieu et le timing ne sont pas appropriés
- Êtes-vous donc capable d’en organiser un ?
- Oui, quand il y a des raisons pour le faire. Mais tant qu’on est dans un État ayant une constitution et un droit […], nous ne pouvons envisager un acte portant atteinte au citoyen ou à la patrie […]. Je n’accepte pas de collaborer avec un groupe ayant recours à la violence [43].»
Pour lui, la démonstration d’al Azhar était un défilé sportif. Mais il confirme être en mesure d’envoyer 10 000 Frères guerroyer, et même davantage, si le gouvernement l’accepte. On le voit, la déclaration est une véritable motion de synthèse : on rassure les partisans d’une para-militarisation de la confrérie en assumant l’option, et les légalistes en affirmant qu’elle ne sera pas utilisée sur la scène intérieure, et on affirme ne pas être à l’origine de l’initiative.
Les Frères n’ont donc plus, depuis trois décennies, commis d’actes dépassant le « seuil » usuel en Égypte, mais ils disposent des structures matérielles ainsi que d’un corpus doctrinal pour le faire. Cette évolution est caractéristique des problèmes que pose la confrérie au système politique égyptien : cette armée sans armes produit des combattants potentiels qu’elle tient sous contrôle. Porter un coup sévère ou décisif à la confrérie (à supposer que cela soit possible) risquerait de « lâcher dans la nature » des personnes initiées aux techniques de combat. D’autre part, les Frères occupent un créneau qui leur permet de concurrencer d’éventuels autres groupes jihadistes, puisqu’ils offrent un produit, la préparation au combat, qui répond à une demande sociale – qu’ils entretiennent et suscitent. Rappelons toutefois qu’à plusieurs moments cruciaux, les Frères ont été « en retrait » par rapport à d’autres : on pense notamment à leur position modérée dans l’affaire de la profanation du Coran à Guantanamo ou lors de l’épisode des caricatures danoises.
Les Frères et la charia : une modération discutable ?
Même des analystes a priori compréhensifs envers les Frères estiment que leurs discours sur cette question sont très ambigus [44], qu’ils n’ont pas donné d’assurances suffisantes. La confrérie n’a toujours pas fait son aggiornamento sur la question des aspects les plus controversés de la charia – et elle ne le fera probablement pas dans un avenir proche : en quoi les Frères seraient-ils distincts du PND s’ils renonçaient à l’utopie (très mobilisatrice en Egypte) d’un ordre politique et social radicalement autre ? Comment peut-on imaginer que des militants prenant d’énormes risques personnels, sacrifiant sur la voie de Dieu carrière et perspectives d’avenir, puissent changer de logique et d’objectifs du jour au lendemain et se résigner à la normalité de petits desseins intra-mondains ? On pourrait imaginer la chose si les efforts d’intellectuels en vue de la restitution de son historicité au droit musulman et de la relativisation de sa sacralisation avaient droit de cité – mais une personne défavorable à l’application de la charia ne peut aller au-delà d’une invocation (face à l’opinion, on ne parle pas des cercles intellectuels) de l’inopportunité temporaire de celle-ci pour le bien-être de la communauté.
La stratégie des Frères sur la question des peines corporelles prévues par le droit islamique a longtemps été l’évitement. On peut penser que la confrérie est divisée sur le sujet et qu’elle tente d’éviter de se déchirer, mais je préfère croire qu’elle sait que sur ce point aucune concession durable n’est possible, et qu’elle ne peut que promettre une approche graduelle, lente, mais « irrévocable » : le programme Frère préconise une approche gradualiste, c’est-a-dire de commencer par un effort important d’éducation « islamique » et d’inculcation des valeurs morales (comme si le régime faisait autre chose !), puis d’œuvrer à l’élimination des « causes » du crime ; ensuite seulement, on appliquera les peines corporelles, avec une grande sévérité. Optimistes et pessimistes exploiteront différemment ce gradualisme !
Les Frères face à la question copte
Vis-a-vis de la minorité copte du pays, les positions des Frères restent, au mieux, ambivalentes. La stratégie, telle que définie par le dirigeant al Shâtir dans des documents internes saisis en 1992, se résume en un mot : « rassurer », autant que faire se peut [45]. Depuis plus de deux ans, on annonce régulièrement la publication d’un document reconnaissant le droit des coptes à la citoyenneté et affirmant que la capitation (l’impôt sur les non-musulmans, l’un des signes de leur infériorité, de leur soumission et de la primauté de l’islam) n’est plus d’actualité. Mais on ne voit rien venir, alors qu’en principe le compagnon de route Târiq al Bishrî a réussi à fonder « islamiquement » la citoyenneté et l’égalité entre citoyens de confessions différentes. Plus grave, lors des débats parlementaires de 2007 sur le remaniement constitutionnel, les députés Frères ont rejeté le nouvel article 1 qui faisait de la citoyenneté le principe organisateur de l’état-nation, en invoquant toutes sortes de prétextes fallacieux. Enfin, le programme Frère, qui vient d’être rendu public, interdit explicitement aux coptes l’accès à la Présidence de la République, et, semble-t-il, (le texte n’est pas clair) aux fonctions publiques qui entraînent des obligations de défense et de promotion de la religion, ce qui devrait inclure la présidence du Conseil et le commandement des forces armées.
Dans le même ordre d’idées, la confrérie affirme souvent qu’elle n’a aucune objection contre la création d’un parti copte, affirmation à première vue bizarre si l’on tient compte de son hostilité affichée à toute politique de quotas et de « discrimination positive » en faveur des non-musulmans. Mais affirmer que les coptes ont droit, en tant que tels, à un parti, revient à dire que les musulmans et l’islam ont droit à un groupe les représentant… les Frères musulmans. Il s’agit de favoriser une définition communautariste des enjeux, avec un représentant politique unique (ou au moins hégémonique) de chaque « religion ». Lequel serait évidemment, dans le cas de l’islam, les Frères. La confrérie souffle alternativement le chaud et le froid, avec une préférence affichée, et probablement réelle, pour le chaud. Prudente au niveau national, elle exploite quelquefois les tensions communautaires et les sentiments anti-coptes de certaines couches de la population.
Il est plus délicat de parler des « attitudes » des militants et cadres Frères à propos des coptes, mais on peut se risquer à dire qu’il y a de très nets progrès par rapport aux pratiques d’antan [46], mais que l’enseignement prodigué à la base reste prisonnier des préjugés et de la doctrine traditionnels : de surcroît, les Frères donnent souvent l’impression de penser que les coptes forment une minorité choyée, trop puissante économiquement, trop bien traitée et geignarde. Ils reconnaissent la légitimité de certains griefs coptes, mais estiment qu’ils devraient être dirigés contre l’État. Les dérapages de cadres Frères sur la question sont toutefois nombreux et parfois graves, et ils semblent ne pas voir que leurs postures anti-chrétiennes sont très offensantes [47] (De nombreux discours coptes sont également odieux).
Les Frères et la démocratie
Commençons par l’acquis : la position des Frères n’est plus celle prévalant sous al Bannâ, qui était hostile aux partis, accusés d’entériner la division de la Communauté. Désormais, ils acceptent le multipartisme, l’alternance, l’organisation d’élections libres et l’arbitrage du peuple. Le consensus des experts veut qu’il s’agisse d’évolutions importantes mais insuffisantes, ce qu’a confirmé la publication du programme Frère, qui prévoit une formule à l’iranienne, où, malgré des élections et une acceptation du multipartisme, la souveraineté et les décisions de dernier ressort seraient aux mains d’un organisme d’oulémas. Mais gageons que la confrérie remaniera ce texte sur ce point et éliminons les thèses simplistes des adversaires des Frères qui dénoncent la mauvaise foi des acteurs islamistes quand ceux-ci prônent la démocratie, même si les « faux pas » de la confrérie et les déclarations de plus en plus inquiétantes de ses cadres, depuis 2006, leur donnent des munitions. Soulignons que certains acteurs de la mouvance sont sincères quand ils proclament leur credo démocratique –même si d’autres le sont beaucoup moins [48].
Il faut aussi être prudent avant de manier l’argument de l’incompatibilité selon lequel on ne pourrait être simultanément islamiste et démocrate, comme s’il fallait absolument choisir entre reconnaître la souveraineté à Dieu et la donner aux hommes. Il y a tension entre toute religion et la démocratie, en ce qu’une religion délimite un domaine qu’elle soustrait à la délibération – mais les compromis sont possible s[49]. Toutefois, quoi que l’on pense de la cohérence intellectuelle et de la valeur intrinsèque des discours des « islamistes démocrates », ils existent et les hommes peuvent avoir des fidélités contradictoires et des discours peu rigoureux. En revanche, on ne peut être certain qu’un islamiste démocrate optera toujours, en cas de conflit, contre la charia et pour la démocratie. Et l’on sait que les islamistes démocrates ne sont pas majoritaires au sein de la confrérie.
Pour conclure, je voudrais tester maintenant la position défendue par des spécialistes respectés, qui reconnaissent que l’acceptation de la démocratie et de ses corollaires par les Frères est insatisfaisante mais inéluctable, et qu’elle se fera, même malgré les acteurs. Ainsi, selon Éric Rouleau [50], puisque les Frères ont renoncé à la violence ils doivent s’adapter au réel et donc adopter de nouvelles pratiques, ce qui aura immanquablement des conséquences sur leur perception des choses, leur discours et leur idéologie. Tammâm et Shirîf Yûnis pensent que les intérêts économiques et l’embourgeoisement des Frères seront décisifs : le recours à la violence est de plus en plus improbable, du fait même de l’importance des effectifs de la confrérie et de ses intérêts financiers [51]. Il y a trop à perdre et les souvenirs des conséquences des affrontements avec les régimes successifs incitent à la prudence. L’historien Shirîf Yûnis, auteur d’une importante thèse sur Qutb, souligne ainsi que le fait que la logique du capitalisme ou du commerce international ne permette pas de distinguer les gens en fonction de leur religion, mais opère selon d’autres critères, finira par faire prévaloir une modification des « mentalités » [52]. Tammâm lui aussi analyse ces 25 dernières années comme une adaptation au réel qui devrait mener à la démocratie : l’aggiornamento consécutif proviendrait pour lui de la confrontation des Frères aux réalités de l’exercice du pouvoir au sein des syndicats et ordres professionnels conquis pendant les années 1980 ; les problèmes concrets auraient amené les Frères à revoir, par petites touches, leurs positions sur plusieurs points [53]. Pour lui, les deux variables clés auraient été les relations internationales et la présence copte. Mais ceci est-il vraiment probant ? Les Frères se sont adaptés à l’environnement parce qu’ils n’ont pas pu le restructurer – mais ceci pourrait changer s’ils prenaient le pouvoir.
Un autre moment important, en ce qui concerne les origines du « nouveau discours », est la publication d’un collectif autocritique, en 1989, auquel ont participé plusieurs Frères, et qui a été une première tentative pour penser (et accepter) la démocratie. Quand Târiq al-Bishrî (qui n’est pas Frère, mais que la direction lit) publia en 1994 un article sur la citoyenneté et les coptes, les réactions de certains Frères, et non des moindres, furent favorables. Ce texte fournit des arguments à ceux qui, dans la direction, voulaient changer de discours à l’égard des coptes. Reste que la doctrine des Frères n’a pas incorporé le papier d’al-Bishrî. Il demeure que la question de la citoyenneté et de l’égalité des musulmans et des non-musulmans au sein de la patrie n’a pas été fondée doctrinalement par un théoricien Frère.
Voilà, exposée en détail, la thèse optimiste crédible. Malgré un support empirique conséquent, elle est hypothético-déductive, et elle présume une téléologie discutable ainsi qu’un certain matérialisme. Je ne nie pas qu’une évolution en ce sens soit possible. Est-elle la plus probable ? L’on constatera d’abord que le texte de Tammâm date de 2004 et que depuis les évolutions récentes ont été dans le sens d’une régression. Plus généralement, cette thèse s’obstine à méconnaître les éléments lourds qui jouent en sens contraire ; ils peuvent être spécifiques aux frères, comme leur rapport à l’idéologie, comme leurs modes de socialisation, sectaire au sens sociologique du terme, comme leur conception de la Cité Idéale et de la sharî’a . Ils peuvent relever du contexte égyptien et régional : le troisième lieu saint de l’islam est occupé, ce qui favorise les cultures de guerre ; la libération, réelle par plusieurs aspects, des femmes égyptiennes provoque un raidissement des frères de ces dernières ; la salafisation de la société et de l’environnement, le délitement du lien national et le renforcement des communautarismes, tout ceci ne joue pas en faveur de la démocratie. L’Occident n’est plus le modèle qu’il était à la Belle Époque. La liste n’est pas exhaustive. Les « effets » de la mondialisation et/ou de la modernisation suscitent des réactions anti mondialistes et anti modernes. Affirmer que les premières gagneront très vite, c’est formuler, au mieux, un vœux pieux.
Tewfik Aclimandos
CEDEJ LE CAIRE
[1] Déclaration rapportée par le quotidien cairote « al misrî al yawm », le 21/07/07
[2]. Voir M. Dobry (dir.), « Les transitions démocratiques. Regards sur l’état de la « transitologie » », Revue française de science politique, vol. 50, n° 4-5, 2000. La thématique de la « consolidation de l’autoritarisme » semble plus fructueuse pour l’analyse des régimes politiques arabes : voir M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de la FNSP, 2003. Pour des auteurs combinant problématique de transitologie et analyse de l’islamisme égyptien, on citera Sa’ad al dîn Ibrâhîm, ‘Amr al Shubakî, Amr Hamzâwî, et des auteurs américains, de Thomas Carothers et Marina Ottaway à Graham Fuller et Robert Leiken. Cf. par exemple Leiken, Robert, Brooke : Steven : « The moderate Muslim Brotherhood », in Foreign Affairs, mars-avril 2007, ou Fuller, Graham : The future of political islam, mars-avril 2002 de la même revue. J’avoue être incapable de comprendre le besoin de légitimer le dialogue avec une force politique aussi puissante que les Frères musulmans en en brossant un portrait erroné. La puissance et l’influence de ladite confrérie sont une justification suffisante pour le dialogue.
[3]. Le meilleur côtoie le pire dans le discours académique sur les islamistes, et certaines attitudes méritent d’être relevées. D’abord une préférence pour les explications charitables, même absurdes. Si tous les auteurs auxquels je pense ne vont pas jusqu’aux extrêmes de F. Burgat (L’Islamisme en face ou L’Islamisme à l’heure d’al Qaeda, Paris, La Découverte, 1995 et 2005), il reste que le statut de principal opposant à des régimes peu défendables, tant au niveau éthique que politique, économique et social, vaut une certaine complaisance aux islamistes (et surtout aux supposés modérés). Ensuite une volonté « d’optimisme » qui parie sur une « ruse de la raison » donnant à l’action islamiste un « sens » dont les acteurs sont ou ne sont pas conscients, et qui surestime la portée de toutes sortes de phénomènes décrétés « nouveaux ». Cette remarque cible deux excellents auteurs, Patrick Haenni et Raymond W. Baker (dans Islam without fear. Egypt and the New Islamists, Cambridge, Harvard University Press, 2003, ou encore : Invidious comparisons : realism, post modern globalism and centrist islamic movements in Egypt inJ. L. Esposito (ed.), Political Islam : Revolution, Radicalism, or Reform ?, Le Caire, AUC Press, 1997. Ces deux auteurs ont tendance à ne pas voir qu’une culture arabe a existé au xxe siècle et que sur ce plan les islamistes représentent, pour l’instant, une régression. Enfin, les discours scientifiques sur les islamistes ont en commun d’expliquer l’émergence de la mouvance par une crise grave de leur société, que l’on décrit ou construit différemment selon les cas. La revue de littérature proposée par Haydar Ibrâhîm ‘Ali, dans son ouvrage « al tayârât al islâmiyya wa qadiyyat al dîmûcrâtiyya » (les courants islamiques et le problème de la démocratie), markaz dirâsât al wihda al ‘arabiyya, Beyrouth, 1996, fournit des analyses précieuses.
[4]. Le diagnostic vaut moins pour les études historiques sur la confrérie des années 1940-1950 et 1970.
[5]. Les articles de Hamzawi que l’on trouve sur le site de la Carnegie Endowment for International Peace sont un exemple de cet exercice. Voir <www.carnegieendowment.org>.
[6]. Cette explication se retrouve dans les classifications générationnelles proposées par Khalîl al ‘Inânî (je ne cite que le meilleur). Cf. al ‘Inânî, Khalîl : al ikhwân al muslimûn fi Misr : shaykhûkha tusârî’ al zaman, (Les Frères en Egypte : une vieillesse en lutte contre le temps), dâr al shurûq, le Caire 2007. Le réactionnaire que je suis voudrait souligner un point : les « vieux et vilains » décriés sont d’immenses messieurs, que vingt ans de prison n’ont pas brisés, et qui ont réussi, certes en terreau propice, à redonner une seconde vie à une formation qui avait pratiquement disparu. Un peu de respect pour ces parcours remarquables permet une meilleure compréhension des choses, et l’on rappellera aussi que ‘Abd Allâh al Khatîb, Mahmûd ‘Izzat et Khayrat al Shâtir, trois membres influents du Bureau de guidance, supposés théocrates, sont issus de trois générations différentes.
[7]. C’est notamment l’explication fournie par des « sources » au journal Al Hayât, dans son édition du 3 décembre 2007, pour justifier le maintien du refus de l’accès à la magistrature suprême aux femmes et aux coptes.
[8]. Cette phrase qui clôt le livre de X. Ternisien, Les Frères musulmans, Paris, Fayard, 2005, cadre bien avec l’argumentation centrale de l’ouvrage de F. Burgat, L’Islamisme en face, op. cit. Si on la prend au sérieux, l’assertion implique que puisque les Frères, sous Moubarak, sont plus modérés qu’ils ne l’étaient sous Farouk, on peut en déduire que le régime Moubarak est plus démocratique, libéral, bref « gentil » que celui de la Monarchie.
[9]. La formule est de ‘Azîz al ‘Azmeh, in « al ‘ilmâniyya min manzûr mukhtalif » (la laïcité, vue autrement), markaz dirâsat al wihda al ‘arabiyya, Beyrouth, 1999.
[10]. C’est le consensus de la classe politique et des journalistes, et des sondages et des enquêtes semblent confirmer son bien-fondé.
[11]. Dire que les phénomènes ont des essences n’est pas accepter l’essentialisme. Voir J. Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965.
[12]. P. Raynaud, Max Weber ou les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1996 [1re éd. 1987].
[13]. Mes schémas hypothético-déductifs proviennent d’une sorte de « type idéal » construit à partir de l’histoire des partis s’inspirant du marxisme et de celle des mouvements fascistes. Mes présupposés éthico-politiques sont que des griefs légitimes n’excusent pas des projets de société odieux, et que ces derniers ne doivent pas faire oublier que les griefs de ceux qui les défendent sont souvent légitimes…
[14]. Par exemple le port ou non d’une barbe, la tenue vestimentaire, le comportement en présence d’une femme…
[15]. Marja’iyya, terme d’origine chiite, est polysémique : il peut vouloir dire « référent », comme « norme contraignante », ou encore « instance décisive » ou « source de la souveraineté ».
[16]. Par exemple, tel cadre qui proclamait souvent son attachement à la liberté, a été prié, par le quotidien Nahdat misr du 27 janvier 2007, de commenter une déclaration de l’un de ses confrères sur les bahaïs à propos desquels le shaykh Mâhir ‘Aql avait préconisé l’application de la peine de mort pour apostat. Il répondit : « C’est une opinion que l’on trouve dans le shar’, le député ne l’a pas inventée ». C’est l’argument classique de la confrérie
[17]. Proche d’al Bannâ puis de Hasan al Hudaybî, a été marginalisé par les « faucons » de la confrérie depuis une vingtaine d’années.
[18]. Voir la recension de son œuvre, et de celle de Aziz al Azmeh, dans Aclimandos : du réformisme islamique, in Commentaire, n° 120, hiver 2007.
[19]. Pour Sayyid Qutb, l’état « jâhilite » (état d’ignorance radicale pré-islamique, devenu chez lui ignorance sacrilège) est le trait distinctif des régimes, des sociétés et des civilisations qui ne reconnaissent pas la souveraineté de Dieu, n’appliquent pas la charia et reconnaissent à des humains le droit de légiférer, avec des conséquences néfastes, dont la perpétuation de relations d’exploitation et d’oppression.
[20]. On sait que les jihâdistes reprochent aux Frères de « diluer » la notion de jihâd, en mettant l’accent sur la dimension « effort » plutôt que sur la « lutte armée » – ils ont en un sens raison. Néanmoins, cette extension du domaine du jihâd, si elle fonde la renonciation à la violence, a comme conséquence de faire de l’ « effort » une sorte de « guerre ».
[21]. Le discours de l’islam politique est certainement le plus important producteur de mythes, de dichotomies manichéennes et de théories du complot de la région, même s’il n’est pas le seul. Il est malaisé de reconstituer l’origine de ces pseudo-doxas, mais il est clair que les Frères jouent un rôle dans leur diffusion.
[22]. J’ai travaillé sur les textes de Jum’a Amîn ‘Abd al ‘Azîz et de ‘Abd Allâh al Khatîb, deux membres du bureau de Guidance de la confrérie, qui dirigent les sections de la fatwa et de l’éducation. J’étudie actuellement ceux d’un auteur syrien, Sa’îd Hawwâ, très lu en Égypte, et dont les écrits illustrent ce que j’avance.
[23]. Les Frères ont publié fin 2005 un livre sur la conception shar’î des élections et du Parlement dont le principal auteur est Muhammad ‘Abd Allâh al Khatîb, le mufti de la confrérie. Il cite un article de Hasan al Bannâ du 4 novembre 1944 : il est nécessaire que la prédication pénètre dans les instances officielles, et la voie la plus simple est le Parlement, qui n’est pas l’apanage des partisans de la politique partisane (du’ât al siyâsa al hizbiyya), mais la tribune de la Nation. Il faut donner l’avis de l’Islam sur tout et le Parlement est le lieu approprié pour cela. Participer aux élections et accéder au Parlement permet en outre de devenir un mouvement de masse (et non une « organisation »). Voir le compte rendu in al misrî al yawm, 14 décembre 2005.
[24]. Entretien dans le cadre d’une étude que j’ai conduite pour la Délégation aux Affaires stratégiques, 2005.
[25]. Conversation avec ‘Adil ‘Abd al Bârî, autre spécialiste égyptien des Frères.
[26]. Alexandrin, recteur et propriétaire decole, il a été arrêté en 1965 dans le cadre de l’affaire Sayyid Qutb – mais il n’est pas qutbien. Membre du bureau de Guidance, il a écrit une importante défense de l’obligation du jihad, publiée en 1997, Al farîda al muftarâ ‘alayha : al jihâd fî sabîl allâh » (« L’obligation diffamée : le jihad sur la voie de Dieu »).
[27]. Ouléma et écrivain prolixe lui aussi. On lui doit entre autres dix tomes consacrés aux dix arkân (« piliers ») de la bay’a (« allégeance ») aux Frères musulmans.
[28]. Je pense à la musique populaire, à la danse et au cinéma, dont on sait qu’il a failli disparaître dans les années 1990, avant de connaître un renouveau. Dans la chasse à certains ouvrages, des Frères ont aussi joué un rôle primordial.
[29]. On se reportera à son texte dans le présent dossier.
[30]. Al badîl, 15 août 2007.
[31] Par exemple la revue Uktûbar , le 11 mars 2007
[32]. Mahmûd Sâdiq l’a détaillé in Al watan al ‘arabî, 27 janvier 2006.
[33] Jamâl Hishmat, un ancien député Frère, évoquait le rôle du mufti de la confrérie : « Sa fonction est de « normer » [« dabt »], d’ajuster aux normes les actions politiques des Frères, afin qu’elles soient conformes à la charia ; son opinion n’est contraignante que pour les Frères[33]. » L’avis de la section porte souvent sur l’utilisation de l’argent de la zakât (aumône légale) ou des syndicats. Quelques fatwas sont embarrassantes pour la confrérie, comme celle estimant que la construction de nouvelles églises en Égypte devait être interdite. En soi, l’importance de cette section n’est pas la preuve d’une « idéocratie ». En effet, la fatwa est un va-et-vient entre le réel et la norme, et implique une prise de conscience des problèmes posés par le premier.
[34] Propos rapportés par l’hebdomadaire al Fajr, le 25/12/06
[35]. Entretien avec l’auteur, CEDEJ, printemps 2005.
[36]. Comprendre : ne pensent plus que le nationalisme est une idéologie importée, que l’État-Nation est une « invention » occidentale, tous deux destinés à détruire le cadre institutionnel qui est celui de l’islam (le califat) et qui se sont substitués, pour le plus grand malheur de tous, au « lien » de la religion et à l’umma de l’islam.
[37]. Selon le Daily Star du 9 novembre 2007, citant le World Values Survey, 79,4 % des Égyptiens se définissent en premier lieu comme « musulmans » et seuls 9,8 % comme Égyptiens. Moi-même me définissais, il y a quinze ans, comme Égyptien, alors qu’aujourd’hui ma catholicité prime. Les Frères ont une vraie responsabilité dans ce processus.
[38]. Depuis la seconde édition de son livre al haraka al siyâsiyya fi Misr, Le Caire, Dâr al Shurûq, 1982.
[39]. Mais J.-N. Ferrié le fait beaucoup mieux que moi au chapitre 2 de son prochain ouvrage sur l’Égypte.
[40]. Dans la consultance effectuée pour la Délégation aux Affaires stratégiques, ministère français de la Défense, septembre 2005. Cf. Consultance Aclimandos, « islamistes et démocratie en Egypte ».
[41]. Ma position est que, outre quelques exceptions, cette dernière ne ment pas en général, même si elle n’est pas en mesure de prouver ses assertions dans un procès régulier ou s’il lui arrive de se tromper.
[42]. Information confirmée par un journaliste hostile aux Frères et (mais) bien informé, Hamdî Rizq. Voir Al Musawwar, 11 août 2006.
[43]. Al Dustûr, 20 décembre 2006.
[44]. N. Brown, A. Hamzawy et M. Ottaway, « Islamist movements and the democratic process in the Arab world : exploring the gray zones », Carnegie Paper, n° 67, mars 2006.
[45] Les documents en question ont été publiés par l’hebdomadaire al Mussawwar en 1992.
[46] Pour ne donner qu’un exemple illustrant la comparaison, j’invite le lecteur à consulter les numéros du mensuel frère « al da’wa » de l’été 1981. Nombreux sont les Frères qui parlent plus facilement et plus amicalement aux coptes, les déclarations officielles des dirigeants de la Confrérie tentent plus systématiquement d’être rassurantes, etc.
[47] Sur la question du statut de la femme, les attitudes des Frères varient grandement : certains leurs serrent la main, d’autres non ; les épouses de certains portent le hijab (voile dissimulant les cheveux), d’autres le niqab (qui fait disparaître le visage). Le programme frère affirme que la femme est l’égale de l’homme, qu’elle a le droit de travailler, mais que son rôle et sa mission principaux sont au foyer. Il ne faut pas lui imposer des missions « contraires à sa nature » – comme par exemple la Présidence de la République –, et les travaux et fonctions qu’elle peut occuper sont déterminés dans le cadre de la marja’iyya islamique… En revanche, les propositions de détail sont intéressantes quoique vagues, et le programme déplore, en conclusion, le fait que la libération « excessive » de la femme a entraîné en réaction une radicalisation des attitudes misogynes…
Israël mérite une mention. Si l’on excepte une récente déclaration d’al ‘Iryân (membre du majlis shûra), qui a affirmé que les Frères au pouvoir reconnaîtraient Israël mais s’est vite rétracté, on peut dire que la confrérie a adopté avant le Hamas la position de ce dernier : « respecter les accords conclus, mais ne pas reconnaître Israël ». Mais d’autres responsables frères, tout en réitérant leur hostilité et celle de la confrérie à toute reconnaissance de l’état hébreu, ont affirmé qu’en cas d’arrivée au pouvoir, un référendum sur cette question serait organisé et que l’on laisserait le peuple décider)
[48]. Je voudrais écrire un article intitulé « Mon problème avec les Frères démocrates ». Par exemple, une tribune d’opinion publiée dans le Daily Star Egypt le 10 novembre 2007 par Ibrâhîm al Hudaybî, membre de l’équipe d’Ikhwân On line et étoile montante de la confrérie, est éclairante. On y lit que les gouvernements occidentaux ne savent pas faire la différence entre terroristes et islamistes (ce qui est faux), qu’ils n’ont pas compris que les « islamistes modérés » acceptent la démocratie et qu’ils respectent les libertés civiles et les droits de l’homme. Si le respect desdites libertés est le critère décisif de la modération, force est d’admettre que la Confrérie n’est pas modérée : est-elle disposée à reconnaître à un athée le droit de proclamer son athéisme ? à un musulman de renier publiquement sa foi ? Arrêtons de plaisanter ! Il explique que même en Occident il n’y a pas de consensus sur la définition des droits de l’homme et invoque le relativisme culturel pour affirmer que les décisions sur ces questions doivent être fondées sur les « valeurs de la majorité » (mais accepterait-il la position française sur le voile au nom des valeurs de la majorité ?). Il affirme que les islamistes croient en l’égalité de tous les citoyens (sauf que les non musulmans et les femmes sont moins égaux que les autres). Il ajoute que les écrits des auteurs « islamistes », tels al Qaradâwî, al Bishrî et al ‘Awwâ, montrent le respect islamiste pour les droits de l’homme et les libertés. Mais, outre que l’on pourrait énumérer leurs dérapages (à l’exception d’al Bishrî), que l’on peut critiquer leurs divers travaux, les deux derniers nommés ne sont pas Frères….
[49]. Conversation personnelle avec Gil Delannoi.
[50]. Entretien avec l’auteur, Paris, 26 juin 2005
[51]. conversations avec l’auteur, le Caire, été 2007.
[52]. Entretien avec l’auteur, le Caire, 29 août 2007
[53]. Entretiens avec l’auteur. Le Caire, hiver 2004-2005