L’ÉGYPTIEN AL SISSI MENACÉ DE TURBULENCES

L’Égyptien Al Sissi menacé de turbulences

30.11.2015 Antoine Sfeir

Pour Antoine Sfeir, analyste du monde arabe, le maréchal Al-Sissi a bénéficié jusque-là d’une période de grâce auprès d’une population qui attend aujourd’hui des résultats sur le terrain.
Les faits – Les enquêteurs qui mènent les investigations sur l’accident d’un Airbus russe le 31 octobre dernier dans le Sinaï sont «sûrs à 90%» qu’un bruit enregistré par les boîtes noires de l’appareil correspond à l’explosion d’une bombe, selon un membre du comité d’enquête cité par l’agence Reuters. Jusque-là, les Egyptiens estimaient qu’il était trop tôt pour en tirer des conclusions, alors que la thèse d’un attentat à la bombe est évoquée depuis plusieurs jours par les services secrets américains et britanniques.

Comment expliquez-vous les réticences du Caire à admettre qu’une bombe a sans doute été à l’origine du crash d’un avion russe dans le Sinaï ? 

Parce que si c’est un attentat, c’est une catastrophe pour l’Egypte ! Le tourisme est une des quatre mamelles du pays avec le pétrole, l’argent des expatriés et le canal de Suez. Cela représente une manne d’une dizaine de milliards de dollars par an. Le secteur était déjà tombé au plus bas, proche de zéro. Seuls résistaient les côtes de la Mer Rouge et Charm el-Cheikh où affluaient encore les touristes israéliens, britanniques, allemands et russes. Et si aujourd’hui cette source se tarit, ce sera une perte sèche pour l’Egypte.

Pourquoi l’Egypte semble-t-elle avoir du mal à contrôler la situation dans le Sinaï ?

Le Sinaï représente un problème pour Le Caire car il était prévu jusque-là dans les accords de paix conclus en 1979 avec Israël, que la région soit démilitarisée avec l’interdiction de la présence d’armes lourdes. Il semble que les Israéliens aient donné leur accord, il y a quelque temps, pour que l’armée égyptienne investisse ce territoire, devenu une zone de non-droit échappant à toute autorité de l’Etat, avec ses bédouins rackettant les Ethiopiens, les Erythréens et trempant dans tous les trafics possibles et inimaginables… Maintenant, cette reprise en main n’a commencé que depuis peu et elle se fait dans les pires conditions avec cette attaque contre les touristes.

Quel est l’intérêt de l’Etat islamique à s’attaquer à l’Egypte et existe-t-il un lien avec les Frères musulmans chassés du pouvoir en juillet 2013 par l’armée ?

L’Egypte est une cible toute désignée. N’oublions pas que c’est le plus grand et le plus peuplé des pays arabes et tout le défi de l’armée égyptienne est d’empêcher l’Etat islamique de s’installer dans le Sinaï. Et notamment que les Frères musulmans, fortement réprimés dans l’ensemble du pays, n’y trouvent refuge pour s’y regrouper. On estime aujourd’hui leur nombre entre 200 et 250 déjà installés. Ils chercheraient à être adoubés par l’Etat islamique car ils n’ont pas les moyens militaires et financiers de ce dernier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, ils ont recours à des attentats. Si la piste de la présence d’une bombe dans l’avion russe est définitivement avérée, il n’a pas dû être très difficile pour eux de bénéficier de la complicité d’un petit employé de l’aéroport, d’un personnel au sol, que cela soit un bagagiste ou autre.

N’était-il pas possible d’imaginer de nouvelles attaques contre Charm el-Cheikh, déjà cible d’une série d’attentats meurtriers par le passé ?

Si. Le problème c’est que l’ancien président Morsi avait commencé à démanteler les services de renseignement égyptiens. Il a fallu que le maréchal al-Sissi reprenne tout à zéro pour reconstituer les fameux Moukhabarat. Ces derniers sont par ailleurs fortement mobilisés, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans les grandes villes d’Egypte et ils ont délaissé, semble-t-il, certains lieux touristiques comme Charm el-Cheikh.

La situation dans le reste du pays est-elle stabilisée ?

Il y a beaucoup moins d’attentats dans les grandes villes et ceux qui ont eu lieu ces derniers temps avaient pour cibles les commissariats ou les casernes. Le travail a été fait. Maintenant, il ne reste plus qu’à reconquérir le Sinaï. Jusque-là, le maréchal Sissi a bénéficié d’une période de grâce mais la population attend aujourd’hui des résultats sur le terrain. Ce qui n’est pas encore le cas. Si la piste d’un attentat est avérée, la période promet d’être difficile pour le Président égyptien. Maintenant, ce n’est pas la première crise que connaît ce pays et il est toujours là.

Le Caire se plaint du manque de coopération de certains pays dans la lutte contre le terrorisme. Le régime du président al-Sissi demeure-t-il toujours marginalisé depuis le coup d’état militaire de juillet 2013 contre le président islamiste Morsi ?

Si les Etats-Unis ont commencé à changer d’attitude, l’Egypte continue d’être boudée par l’Union européenne et les pays occidentaux en général. La France a longtemps considéré le Président Sissi comme un putschiste jusqu’au jour où il a acheté des Rafales. D’un seul coup, il est devenu plus fréquentable ! Il y a un fantasme occidental qui est de vouloir parler d’instauration de la démocratie dans cette région. Elle s’applique difficilement qu’on le veuille ou non à une population issue d’une civilisation clanique, tribale et familiale et qui a besoin d’un chef. L’Egypte reste « fidèle » aux régimes militaires que cela soit avec à sa tête Nasser, Sadate, Moubarak et Sissi aujourd’hui.

Pourquoi la Russie serait-elle visée par un éventuel attentat ?

La Russie a investi dans toute la région. S’autoproclamant le défenseur des chrétiens en Orient, annonce qui a été chaleureusement accueillie par les communautés concernées, Vladimir Poutine a lancé une véritable offensive diplomatique. Pas seulement en Syrie ! Il place ses pions partout. Il reçoit Bachar al-Assad mais parle aussi avec Benjamin Netanyahou. La Russie est en train de jouer le rôle d’une grande puissance au Moyen-Orient.

Antoine Sfeir

Tribune publiée dans L’Opinion, 08/11/15

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