Origines de l’Union des organisations islamiques de France
24.04.2015 Fiammetta Venner
L’Union des organisations islamiques de France est née en 1983, à l’initiative de deux étudiants étrangers venus faire leurs études en France : Zouhair Mahmood et Abdallah Ben Mansour. À cette époque déjà, les mouvements islamistes — notamment les Frères musulmans — sont étroitement surveillés au Maghreb et au Machrek où ils ont fait échouer la modernisation de l’islam, et rêvent de renverser les régimes en place pour mieux instaurer des régimes politiques guidés par la Charia. Leur seule chance d’y parvenir et de gagner l’épreuve de force passe par l’internationalisation du mouvement. Leurs théoriciens envoient donc leurs futurs cadres faire leurs études en Occident, où ils peuvent profiter de la liberté d’expression et du contexte démocratique pour se radicaliser et recruter avant de revenir, plus forts que jamais, poursuivre la lutte dans leurs pays d’origine. L’Europe et la France sont donc considérées comme des bases arrières, où il faut multiplier les associations d’encadrement pour étudiants musulmans étrangers, notamment grâce au soutien financier des Saoudiens qui voient dans cette internationale islamiste un moyen de lutter contre le communisme et le nationalisme arabe. L’une des principales organisations de ce type s’appelle l’Association des étudiants islamiques en France (AEIF). Elle servira notamment de cadre associatif à un étudiant soudanais venu faire ses études en France, Hassan al-Tourabi, qui deviendra l’éminence grise d’un régime prônant le rétablissement de la Charia au Soudan. Les théologiens de référence de l’AEIF sont des Frères musulmans syriens, comme Issam al Attar ou Saïd Ramadan al-Boutih. Ses prêches influencent le co-fondateur de l’Union, Zouhair Mahmood, mais celui-ci n’est pas d’accord sur tout. Ce jeune étudiant irakien venu faire des études en France dans les années soixante-dix/quatre vingt se souvient des questions qui l’habitent alors, lui et ses amis :
« Nous nous demandions s’il était licite de vivre en Occident et de s’y installer. Beaucoup de savants des pays d’origine nous expliquaient que ce n’était pas licite. (…) Je me souviens de Cheikh Saïd Boutih-Ramadan qui pensait que ce n’était pas licite »[1].
Lui et son ami, Abdallah Ben Mansour, ne sont pas entièrement de cet avis. À l’image d’autres théoriciens des Frères musulmans, plutôt maghrébins ou égyptiens, ils estiment que la France peut représenter davantage qu’une zone de transit. Il existe un formidable potentiel politique inexploité chez les jeunes musulmans de France, à condition de réussir leur islamisation. De cette réflexion naît une association qui devient un peu la rivale de l’AEIF, et en même temps une structure assez proche : l’Union des organisations islamiques en France. En réalité, la rivalité consiste surtout à se disputer un public au prétexte de cette option stratégique qui divise les Frères musulmans du Moyen-Orient et ceux du Maghreb : l’Europe est-elle une simple base arrière ou un enjeu en soi ? Pour le reste, les cadres de l’UOIF partagent les valeurs islamistes radicales prônées par les Frères musulmans.
Abdallah Ben Mansour, l’autre fondateur de l’UOIF, est un étudiant tunisien proche du Mouvement de tendance islamique, le futur parti Ennahda de Ghanouchi, soit la branche tunisienne des Frères. Ghanouchi n’est autre que le principal opposant islamiste au régime tunisien. Formé par les Frères musulmans en Égypte et en Syrie, où il a fait ses études, il revendique un mouvement d’islamisation à la tunisienne inspirée par les Frères :
« avec les Frères musulmans, qui reste la plus importante organisation islamique dans le monde arabe, il n’y a pas de rupture, mais une évolution »[2].
L’ « émir » comme les partisans de Ghanouchi l’appellent, comme tous les Frères musulmans, est connu pour son double langage. Il peut afficher un discours tout à fait démocrate lorsqu’il s’agit de dénoncer l’autoritarisme du régime tunisien pour mieux revendiquer sa part de pouvoir au nom du pluralisme démocratique : « La légitimité de l’État ne repose que sur le choix du peuple ». Aucun penseur musulman, dit-il, « ne prétend que l’autorité du gouvernement soit l’incarnation divine ».
Il oublie de préciser que tous les penseurs musulmans dont il s’inspire insistent sur la souveraineté absolue de Dieu « qui ne peut être déléguée »[3]. Un double discours confirmé par des militants de son propre mouvement : « Dans ses discours aux journalistes, aux diplomates, Ghanouchi donne une image moderniste, démocrate, pluraliste ; à nous il parle de chasser les envahisseurs américains et leurs alliés (les régimes en place), (…) de sauver la sainte kaaba et la tombe du Noble Prophète des ordures des ennemis des Arabes et de l’islam »[4]. Voilà donc l’homme qui sert de modèle aux co-fondateurs de l’UOIF. Non seulement il leur sert de modèle, mais il continue de les guider : en exil à Londres, Ghanouchi participe au Conseil européen de la Fatwa chargé d’édicter les avis religieux guidant l’UOIF. Nous y reviendrons. En co-fondant l’UOIF, Ben Mansour a en tête de réussir en France l’islamisation voulue par son mouvement en Tunisie. Il aurait pu devenir français grâce à son épouse, qui est de nationalité française, mais sa demande de naturalisation a toujours été rejetée par les autorités. En effet, le gouvernement peut s’opposer par décret, pour indignité ou défaut d’assimilation, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger. Ben Mansour porte l’affaire au Conseil d’État qui rejette sa requête rappelant que : « M. Ben Mansour était en 1995 l’un des principaux dirigeants d’une fédération à laquelle étaient affiliés plusieurs mouvements extrémistes prônant le rejet des valeurs essentielles de la société française »[6]. Non pas que Ben Mansour soit un terroriste, mais il est incontestablement porteur de l’idéologie et de la stratégie des Frères musulmans, dont il s’inspire pour animer l’Union des organisations islamiques en France. Celle-ci opère bientôt un changement de stratégie et devient l’Union des organisations islamiques de France pour mieux signifier qu’elle souhaite désormais compter comme une association française à part entière. Cette stratégie visant l’institutionnalisation va porter ses fruits. Moins de dix ans plus tard, Ben Mansour accueillera en personne le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, au Congrès 2003 de l’UOIF. Ainsi, cet homme que les autorités françaises ne veulent pour rien au monde naturaliser français peut se targuer d’être à la tête d’une organisation qui reçoit le ministre de l’intérieur en « ami ». Et pourtant, il n’a ni changé, ni rien perdu de sa radicalité. Son modèle, ainsi que celui de son organisation, reste les Frères musulmans. Même si l’UOIF affirme ne plus être sous la tutelle de la confrérie depuis 1991 — de façon structurelle —, son modèle, son islam, ses méthodes et ses objectifs continuent d’être inspirés par les Frères musulmans.
Fiammetta Venner
Une première version de ce texte a été publiée dans
OPA sur l’islam de France : Les ambitions de l’UOIF
[1] Entretien avec Zouhair Mahmood, 23 novembre 2004. Saïd Ramadan Al Boutih (à ne pas confondre avec la famille de Tariq Ramadan) est néanmoins une référence pour de nombreux jeunes de l’UOIF.
[2] Antoine Sfeir, Les réseaux d’Allah. Les filières islamistes en France et en Europe, Plon, Paris, 2001, p. 25. 1ere édition 1997.
[3] Antoine Sfeir, op. cit., p. 50.
[4] Antoine Sfeir, op. cit., p. 51.
[4] Extrait de la décision du Conseil d’État, 7 juin 1999, n° 178449, Ben Mansour.