31.01.2013 Tewfik Aclimandos
La peur du chaos prévaut dans le pays, d’où l’appel lancé mardi par le ministre de la Défense à toutes les forces politiques pour trouver une issue à la crise. L’armée rechigne à intervenir. Pour le moment
L’armée égyptienne sort de l’ombre. Alors que le pays s’enfonce dans un tourbillon de violence, l’institution militaire a mis en garde, mercredi, contre «un effondrement de l’Etat». Rompant avec son habituelle discrétion, Abdel Fattah al-Sissi, le ministre de la Défense, a appelé «toutes les forces politiques» à trouver une issue aux «problèmes politiques, économiques, sociaux et de sécurité» de l’Egypte, tout en insistant sur la protection des «infrastructures vitales et stratégiques», à commencer par le canal de Suez, affecté par le climat d’instabilité qui règne dans les villes de Suez et Port-Saïd.
Faut-il y voir un retour en force des militaires? «Pas vraiment», observe le chercheur égyptien Tewfik Aclimandos. Entachée par un an et demi de transition post-Moubarak sous l’égide du Conseil suprême des forces armées, l’armée a, dit-il, «largement perdu de son prestige». De plus, ajoute-t-il, «les militaires sont conscients que le pays est aujourd’hui ingérable et ne tiennent pas à en hériter». Ainsi, depuis l’élection de Mohamed Morsi, en juin dernier, et l’éviction deux mois plus tard du maréchal Tantaoui au profit d’une nouvelle génération d’officiers, ces derniers ont rechigné à intervenir directement dans le jeu politique qui divise le pays. Seule exception: cet appel au dialogue lancé en décembre dernier, lors de la crise suscitée par l’adoption du projet controversé de Constitution.
Par ailleurs, précise ce spécialiste de l’Egypte, «tant que Washington continuera à appuyer les Frères musulmans, la probabilité d’un coup d’Etat militaire est nulle». Les Etats-Unis, qui fournissent à l’Egypte une aide militaire annuelle d’environ 1,5 milliard de dollars, semblent vouloir garder une position relativement neutre face à la crise actuelle, dans le souci de ménager leurs intérêts régionaux, et notamment ceux d’Israël.
De l’avis de certains observateurs, la mise en garde d’Abdel Fattah al-Sissi est néanmoins révélatrice de tensions dans les relations entre l’armée et les Frères musulmans, historiquement en dents de scie, et qu’on disait plutôt au beau fixe depuis le départ de Tantaoui. «Les Frères musulmans veulent une armée à la pakistanaise pour réprimer leurs opposants. Ils attendent que le général Al-Sissi finisse sa mission pour s’en débarrasser», avance le journaliste Ibrahim Issa, du quotidien Tahrir. Mais, précise-t-il, «Al-Sissi, qui est plus intelligent que ses prédécesseurs, a accompli sa mission en laissant ses officiers jouer au football avec les manifestants». Il fait là référence à ces surprenants tournois de football improvisés, en pleines manifestations, entre protestataires et soldats dans les rues de Port-Saïd, en prise à des affrontements meurtriers depuis quatre jours: un signe flagrant d’une détermination de l’armée à se distinguer de la répression menée par la police.
Plus que tout, l’avertissement du général Al-Sissi, aux allures de SOS, illustre la peur du chaos qui prévaut aujourd’hui en Egypte, et le peu de confiance qu’inspire la gestion désastreuse du pays par le président Morsi. Mercredi, deux nouveaux manifestants ont perdu la vie au Caire, où les protestataires continuent à dénoncer le «pouvoir du guide» des Frères musulmans – dont est issu le président. Sans compter le risque latent d’une guerre des milices, renforcé par l’annonce de la création, par les jeunes Frères musulmans, de White Blocs pour contrer le mouvement anarchiste des Black Blocs.
La mise en garde du ministre de la Défense intervient également au moment où la crise politique touche en plein coeur deux piliers de l’économie du pays: le canal de Suez et le tourisme – ce dernier risquant d’être encore plus affecté par l’attaque menée mardi contre le Semiramis, un hôtel de luxe situé sur la Corniche du Caire. Cet état de déliquescence a même poussé hier Mohamed El Baradei, figure de l’opposition, à appeler, sur son compte Twitter, à une réunion d’urgence «entre le président, les ministres de la Défense et de l’Intérieur, le parti au pouvoir, le courant salafiste et le Front du salut national» (dont il fait partie). «Et si les différentes forces échouent à éviter la guerre civile, alors l’armée pourrait intervenir, mais en dernier recours», précise Tewfik Aclimandos.
Delphine Minoui Le Temps, 31 janvier 2013
Revue de presse