ENTRETIEN AVEC CÉLINE PINA

Entretien avec Céline Pina

27.09.2015 La rédaction

Le Salon musulman du Val d’Oise accueillait cette année de jeunes prédicateurs fondamentalistes. Plusieurs de leurs déclarations sur internet pouvaient laisser augurer des discours incitant à la haine et à la discrimination. Notamment Rachid Abou Houdeyfa où Nader Abou Anas tous deux présents au dîner du CCIF de 2014. Le premier expliquant que «  »La femme vertueuse, c’est celle qui sort de chez elle avec sa pudeur, avec son honneur, avec son hijab ». » Le second que «  »La femme vertueuse, c’est celle qui obéit à son mari ». 

Une lettre ouverte a été lancée pour dénoncer la tenue de ce salon*

Dans le salon on pouvait trouver près de 100 exposants dont le stand de l’association Barakacity, des boutiques vendant des niqab ou encore des librairies diffusant les livres de Tariq Ramadan ou d’Ibn Taymiyyah

Parmi les politiques, une seule voix a véritablement percé. Céline Pina, conseillère régionale PS. Elle a bien voulu revenir sur ce salon pour Ikhwan Info.

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 Je suis élue sur ce territoire. Ce sont des féministes que je connais qui m’ont alertée sur la présence d’imams salafistes particulièrement connus pour leurs prêches virulents. Je suis donc allée visionner les vidéos disponibles sur internet et là j’ai halluciné… : justification du viol (la femme qui sort sans foulard est une fornicatrice, qu’elle ne s’étonne pas de se faire agresser) et du viol conjugal (elle n’a pas à se refuser à son homme), refus de l’égalité femmes/hommes, restriction des libertés… Ce pourrait presque être drôle tant ces imams sont frustres, parlent avec un vocabulaire limité et sont totalement dénués de spiritualité… Mais lorsqu’on se rend compte qu’ils sont imams, à Brest, à Toulouse, qu’ils sont des stars du web et des références pour des milliers de personnes, le rire s’étrangle et le malaise grandit…

Lors du Salon, le préfet avait prévenu les organisateurs que tout serait enregistré, ils sont donc restés dans le cadre du sexisme ordinaire où la femme est une fleur, un trésor, un animal gracile, qu’il faut choyer et protéger, mais finalement jamais un être humain libre autonome et debout. Dans les discours, la femme est un objet : « le père la donne », elle n’a jamais voix au chapitre et est en permanence infantilisée. Ce qui disparait aussi est tout le cadre institutionnel : dans l’histoire de l’homme qui « donne » sa fille. L’orateur explique que si le nouveau propriétaire (le mari) la bat, le père ne le laissera pas faire, interviendra et récupèrera, ou pas, sa fille. On est ici dans un monde sans loi autre que celle des pères et des frères. La société, la loi, les institutions ont disparu du discours…

L’intervention des Femen a été déterminante. Ce sont elles qui ont rendu impossible l’omerta. Elles en ont payé le prix. Visiblement, pour ces hommes, toutes les femmes ne sont pas des trésors et les femens ont été agressées avec une grande violence pendant qu’hommes et femmes dans la salle hurlaient « A mort! », « violez-les », « envoyez les à Daesh »…

Suite à cette agression, les journalistes ont cherché s’il y avait eu une parole politique sur l’évènement et n’ont trouvé que la mienne. Je n’étais pas connue, je ne suis que conseillère régionale, mais le caractère assourdissant du silence des politiques a donné à ma parole un grand retentissement. Pourtant le véritable évènement réside surtout dans le refus des politiques de faire ce qui est la base même de leur travail : être des repères, indiquer ce qui est légitime ou non dans une société donnée et à un moment donné.

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Pouvait-on interdire ce salon?

Je ne suis pas juriste et le droit et la Justice peuvent occuper des espaces différents. Il vaut mieux que sur l’essentiel, ils soient néanmoins communs… Cela aide à différencier les démocraties des dictatures… Admettons qu’il soit difficile d’interdire un évènement de la sorte ou qu’en l’état actuel de l’absence de discours sur ce sujet, le temps était trop réduit pour induire une réaction, quand bien même elle s’impose… mais rien n’interdisait de protester, de combattre l’idéologie du discours, de rappeler quelles étaient les garanties qu’offraient aux femmes la laïcité et l’égalité. Il y a un devoir de parole quand on est politique, pas forcément de communication. La démocratie n’est pas seulement une question d’élection, il y a un esprit à faire vivre.

 Pendant des jours, des affiches en 4×3 ont mis à l’honneur des prédicateurs salafistes, dont les vidéos, très faciles à trouver sur le net sont un vrai concentré d’obscurantisme et de décérabralisation. On leur offre une tribune, une légitimité, un salon, ils battent des femmes sous des cris d’appel au meurtre et c’est tout juste si on ne renvoie pas femen et islamistes, dos à dos… Le tout sous les yeux des politiques locaux qui détournent les yeux, se taisent, et à ce jour réservent leur parole…

Or par ce silence, on légitime la parole des fondamentalistes, on lui donne du pouvoir. Pire, même, dans certains milieux, elle devient la seule parole entendue sur les droits des femmes. Soumises à un tel discours, les filles intègrent la contrainte. Dans leur représentation, la seule image de la femme bien c’est celle-là. Hors ce choix, point de salut, restent les putes… A la fin, elles finissent par porter le voile et effectivement c’est un choix… Mais en d’autres temps, on savait le qualifier et on parlait d’aliénation… La gauche tenait alors un discours pour combattre l’aliénation et eût suffoqué d’indignation à l’idée qu’un tel salon puisse se tenir.

Mais revenons à cette visibilité et à cette légitimation du discours qui est un des objectifs des salafistes. Celles-ci permettent à des associations, fonctionnant sous couvert de citoyenneté et d’aide à la réussite scolaire, d’installer cette ritournelle obscurantiste. Ce qui assure à ces associations de l’influence et elles déterminent la nature de la pression sociale et en s’appuyant sur l’Islam, elles s’assurent ainsi du meilleur taux d’imprégnation de la population ciblée. Car c’est le contrôle des votes de cette population qu’elles tractent avec le politique. D’où l’importance symbolique de la tenue d’un salon controversé qui n’est encore dénoncé que par une seule élue. C’est une démonstration de puissance et sans les femens et la réaction spontanée des gens à mes paroles, le succès aurait été complet… Ce que j’aimerais aujourd’hui c’est qu’un politique de rang national prenne la parole. Je crains que cela n’ait pas lieu…

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Vous parlez d’autocensure du politique ? De quoi s’agit-il exactement ?

Rien n’interdit de se battre politiquement contre un tel salon, c’est même faire son travail d’élue, que de dénoncer l’idéologie qu’il y a derrière et de combattre la domination qu’il essaie d’installer sur une population ciblée… Or je suis la seule à avoir réagi, avec l’observatoire de la laïcité du Val d’Oise. A droite comme à gauche, le silence a été assourdissant.

Pire même, au niveau local mon parti a pensé que cette prise de position était une bonne occasion de régler quelques comptes. Or s’en prendre à l’égalité femmes/hommes, c’est s’attaquer aux fondements d’un projet social égalitaire et juste, celui de notre société. Nous ne veillons pas sur un trésor, que l’on nous aurait de surcroît pillé, nous avons à recréer sans cesse le monde commun pour qu’il puisse y abriter des principes universels.

Or ce qui m’étonne dans ce que je vis, c’est que nul chez mes camarades ne s’intéresse au seul fait qui compte et qui dépasse ma personne. Le désir de politique que révèle cette cristallisation. Il y a là une attente, et on peut en faire une force pour réactiver les promesses de notre contrat social et redonner sens et forme à notre monde commun.

La parole que je porte n’est pas mienne, je l’ai puisée dans une tradition intellectuelle, chez des auteurs tant morts que vivants. Certains mots sont ceux de tous les républicains, d’autres appartiennent plus à la gauche, qui est ma famille, mais tous sont à vous, à nous. N’attendons pas que des organisations les déclarent légitimes pour les faire vivre, elles tissent la trame de ce qui nous rassemble. Regardons en face la réalité et posons fermement les limites. Pas pour exclure mais justement, pour pouvoir inclure.

Notre société est une société ouverte, traversée de débats, de controverses, de grands moments de rassemblement et d’accords sur quelques principes et idéaux. Et la volonté de les faire vivre doit donner corps à notre contrat social.
Parmi ceux-là, l’égalité femmes/hommes, la laïcité, l’émancipation sont à la base de la promesse républicaine. Les porter, les faire vivre, donc les défendre quand ils sont attaqués est du devoir de chaque élu. C’est dans cet engagement concret, qu’il est censé incarner, qu’il puise sa légitimité…

De plus en plus de politiques n’hésitent pas à dialoguer avec des organisations intégristes. A quoi cela est-il dû ?

Ma réponse part de loin, mais elle ne dévie pas votre question.
Au milieu des années 90, un essayiste américain, Francis Fukuyama, a écrit un livre, intitulé « la fin de l’histoire« . Il y expliquait que le mythe hegelien devenait réalité, que le monde avançait vers le règne de la démocratie et de l’échange libre et parfait et que le monde ne connaitrait plus de grandes convulsions.

L’avenir allait lui donner tort. Cela on pouvait s’en douter. Mais on s’est peut-être moins douté que ce livre parlait plus de notre inconscient que de notre futur… En occident, les politiques ont inconsciemment pensé que, la part de rêve étant posée, ne restait plus qu’à la développer. Ils se sont transformés en gestionnaire (une dérive qu’explique très bien un auteur comme Laurent Bouvet). Ils n’ont donc plus eu grand chose à proposer porteur de sens. Ils se sont mis alors souvent à répondre à la demande.

Or, être l’intermédiaire entre le pouvoir politique et un groupe de personnes vous investit également du pouvoir… C’est ainsi que débutent les liens troubles entre clientélisme et communautarisme. Plus ceux-ci se renforcent, plus ils se font au détriment de l’intérêt général : ils en nient l’esprit. Petit à petit, la notion de monde commun disparait.
Désenchantement et désinvestissement nourrissent l’abstention et celle-ci renforce le pouvoir de ceux qui contrôlent une part de la population et de ses votes: ils peuvent faire et défaire une élection. Et quoi de mieux que l’intégrisme pour faire faire ce que l’on veut à un groupe de gens. Mieux même, ceux-ci suivant avant tout le chef, leur faire prendre un choix de vote différent n’est guère compliqué. Le moyen de pression est alors certain.

Après, il suffit au politique de se dire qu’il fait cela pour être élu car on ne peut agir que si on a le pouvoir, et puis, de « ce n’est pas si simple » (ce qui est vrai), à « faut pas faire de vagues » (en même temps, en pleine tempête…), les élections suivantes arrivent. Le problème c’est qu’aujourd’hui, dans certains endroits, ce clientélisme défait la société et fait peser sur des populations, souvent pas les plus défavorisées, une pression sociale interne forte, que l’extérieur ressent et qui entraîne des crispations certaines…

Voilà pourquoi le déni du politique, loin d’éviter les amalgames, les encourage tous….
Le pire, c’est que ses petits arrangements entre amis, prennent une tout autre dimension quand le nom de l’association ne change pas, mais que ceux des dirigeants, oui… Quand ceux-ci se mettent à faire de la politique dans le but de se mettre à leur compte et que leurs objectifs politiques visent à placer les règles religieuses au-dessus des lois… dans certains quartiers, on y arrive…

A quoi attribuez vous le sursaut, le soutien dont vous avez bénéficié ?

A un besoin incroyable de parole politique. Au besoin que celle-ci ne soit pas édulcorée, sans être agressive.
En fait je ne sais pas ce qui s’est passé, cela me dépasse et il est difficile d’avoir une pensée sur un phénomène dans lequel on est impliqué. Si je m’appuie sur les centaines de messages reçus, je dirais qu’il y a un vrai besoin de mots pensés et non plus de mots calculés et l’expression d’une vraie souffrance face au déni.

D’abord parce que ce déni renvoie leur parole au vide, leur expérience, au néant et eux-mêmes, au diable. Devant le déni, les gens perçoivent, outre le rejet de leur témoignage, celui de leur personne. Surtout quand leur parole est à la fois rejetée et combattue.

Et les anathèmes qu’ont subi ceux qui osaient dénoncer cette collusion entre politiques et communautaristes (le mot d’islamophobe a été créé pour les faire taire), ont longtemps contraint au silence tout le monde. Voir des intellectuels reconnus être traité de crypto-fascistes, de raciste, de soutien du FN en couverture de journaux ne vous encourage pas à exercer votre droit à la parole sur certains sujets quand vous rejetez profondément les extrêmes et estimez que les points de convergence entre islamisme et FN sont nombreux. Tous deux rêvent de sociétés totalitaires.

Pire, l’anathème a été porté sur des mots qui sont pourtant au cœur de notre système politique : on a fait de la laïcité, un vecteur de rejet quand il est facteur d’intégration. Le débat même a été étouffé : prendre la parole sur ces sujets vous exposait et faisait de vous une victime potentielle, d’abord d’excommunication médiatique, puis après Charlie, de meurtre ritualisé…

En politique, cela pouvait être la faute qui vous éliminait de toute constitution de liste, et lançait l’hallali sur votre personne. Et comme les places sont chères et les coutelas aiguisés, on apprend vite à exercer son verbe sur d’autres sujets.

Le résultat, parler de religion et de tout ce qui a trait à l’Islam, porter haut la laïcité et l’égalité femmes/hommes, par exemple, vous éliminait du jeu. Le seul discours réellement porté politiquement dans nos banlieues s’est donc réduit à un discours communautaire et communautariste, de repli sur soi et de renvoi à la tradition. Plus de parole politique extérieure et un discours à l’intérieur traditionaliste et patriarcal. Maintenant que des groupes mieux constitués, porteurs d’un discours identitaire et d’un projet politique, s’enracinent, ils le font sur un terreau déjà soumis à une forte pression sociale et qui n’entend depuis longtemps d’autres discours que celui des représentants de sa communauté.

Quand ceux-ci voient des politiques, c’est en plus souvent dans le cadre de cérémonies religieuses ou à la mosquée, au moment où ils viennent faire leur marché et honorent, donc, ceux dont ils attendent les voix aux prochaines élections et qui sont les mêmes qui font peser cette pression sociale qui empêche l’émancipation autant des hommes que des femmes. La boucle est bouclée : le chef communautaire exhibe son alliance avec le politique local. Il devient l’intermédiaire reconnu, en profite pour accumuler du pouvoir sur sa communauté. Ce pouvoir accumulé lui donne du crédit et du pouvoir auprès de la puissance publique, lequel doit être exhibé, pour accentuer celui exercé sur sa propre communauté.

Lorsque les islamistes arrivent et commencent à contrôler ces réseaux, il y a de quoi s’inquiéter. D’autant qu’ils ont compris à quel point le déni leur était utile : il oblige les hommes politiques à tenir un discours surréaliste qui provoque un profond sentiment d’abandon, accentue la peur de tous et livre la population cible à leur unique discours…

C’est peut-être pour cela qu’une parole à la fois lucide et apaisée les a tant touchés. Elle leur offrait une reconnaissance, du sens et une démarche où s’inscrire : celle de la refondation de notre monde commun.

Ils ont reconnu aussi les mots, ils leur étaient familiers, ils résonnaient dans leur esprit car ces mots ont aussi construit notre pays : égalité, émancipation…

Et puis je crois qu’ils les avaient attendus longtemps ces mots…

Pour illustrer ce propos que je crains confus, un exemple :

Lorsque le ministère de l’éducation nationale a promu la charte de la laïcité ou les ABCD de l’égalité. Il s’est bien souvent contenté d’ordonner qu’un poster soit affiché dans chaque école et cela n’allait pas plus loin.

Changer les mentalités ne se fait pas en accrochant des posters, mais en s’engageant. Or on a décrété d’en haut, puis laissé les enseignants se dépatouiller avec cela. Nul élu n’y a été associé, la ministre ne s’est pas engagée dans un discours fort et exposant. Après tout au moment des réunions de rentrée, cette parole sur la laïcité et l’égalité aurait dû être portée par un élu, pour montrer l’engagement de la Nation à faire vivre ces idées fondamentales qui supportent notre sphère publique. Mais non, le politique se donne bonne conscience par des effets d’annonce, mais semble se moquer de leur rapport avec la réalité.

Pire même, dans le cas des ABCD de l’égalité, le gouvernement a reculé devant des gens aussi médiocres qu’une Farida Belghoul ou un Dieudonné. Vous imaginez la trace que laisse dans la conscience collective, un gouvernement qui recule devant des zozos, alors que les problèmes d’égalité femmes/hommes auxquels il essaie de répondre sont ressentis comme cruciaux…

Le sentiment de n’être pas protégé ni compris par ceux qui les représentent, expose énormément les gens. Le déni rend fou car il empêche et de se positionner et d’agir, que ce soit en tant qu’élu ou citoyen.

En disant les choses, on ne libère pas que la parole, on aide les gens à se relever, on leur rend leur envie de s’engager et d’agir, on leur redonne accès à la citoyenneté.

Vous qui soutenez les musulmans laïques, comment expliquer que des politiques et des médias leur préfèrent toujours des intégristes ?

Au plus profond de moi, je ne comprends pas. D’autant que je trouve dans la parole des musulmans laïques beaucoup de force, une grande capacité d’analyse et une richesse de pensée rare. Ils y ajoutent même la dimension du courage car ils ont souvent payé le prix du sang ou vu leurs amis le payer. Il y a de la profondeur dans leur parole.

Pour les médias, peut-être faut-il penser cela en lien avec la notion de spectacle : Dans Star wars, c’est Dark Vador qui fascine, pas Luc Skywalker… Le fait est que le discours des intégristes est très bien conçu pour installer une connivence, le vocabulaire employé est souvent très sentimental et s’appuie sur une rhétorique du cliché élevé au niveau du « bon sens ». Et surtout, surtout ce sont les pros de la culpabilisation. Et sur un substrat judéo-chrétien, cela marche.

Quand ils arrivent à cibler en plus la mauvaise conscience de la gauche, son remords colonialiste, leur force de pénétration des esprits est encore renforcée. C’est ainsi qu’ils ont réussi à faire passer pour une lutte pour la dignité et l’affirmation de soi, ce qui n’est qu’une entreprise de lavage de cerveau totalitaire.

Et cette lecture là, ils ont réussi à la faire intégrer, pas seulement à des personnes peu éduquées, dont la vision de l’Islam est plus proche d’une télénovelas que d’une réflexion théologique, mais également à des personnalités dont l’intelligence et la culture sont pourtant reconnues.

Le problème, c’est que l’exposition médiatique, elle, agit sur le réel : elle crée la légitimité…

Elle crée donc et renforce la légitimité des intégristes et délégitime la parole des laïques : si on ne les entend pas, c’est donc qu’ils ne représentent rien, qu’ils ne comptent pas, que finalement, ils n’existent pas car ils ne sont pas signifiant. La boucle est bouclée. Les uns ont été renforcé parce que légitimés, les autres éliminés parce que déconsidérés…

Autre avantage des islamistes : comme le FN, ils n’ont pas de rapport à la véracité de la parole publique. Pour un extrémiste, seul compte le chef. Si le chef ment éhontément, affadit son discours par stratégie ou tactique, dit blanc pour faire noir ou fait noir et dit blanc, il ne perdra aucun soutien. Quoi qu’il dise en public, il sera suivi car le mensonge public devient dans ce cas une preuve d’habileté suprême, une façon de donner le change, une preuve de puissance et de domination. Et les extrémistes vivent dans un monde sans bienveillance, où ils aspirent seulement à occuper le sommet de la chaîne alimentaire.

Cela, nos concitoyens le ressentent très fort, et ils attendent de la parole politique qu’elle le combatte. Mais pour certains politiques, dont le pouvoir repose sur le clientélisme donc le communautarisme, il n’est déjà pas facile de sortir matériellement du système, sauf à accepter la défaite (et lorsqu’on a pas de statut, les sorties de système peuvent être très couteuses personnellement et familialement). Surtout quand on vous a inculqué, pour vous faire accepter toutes les compromissions, que pour pouvoir agir, encore fallait-il être élu. Ce qui n’est pas faux même si force est de constater, qu’une fois élu, sur ces questions-là, nul n’agit…

Pour d’autres, ils vivent dans le même univers mental que les communautés instrumentalisées, soit parce qu’ils en viennent, soit parce que dans le fond ils n’ont pas été confrontés à d’autres discours. L’indigence de la formation des militants est abyssale et il peut être très déprimant d’entendre des militants fidèles et aguerris, incapables de parler de laïcité, d’égalité femmes/hommes autrement qu’avec le vocabulaire des intégristes parce qu’ils ne connaissent pas les fondements du monde commun qu’ils ont pourtant la tâche de faire vivre. Méconnaissance et médiocrité ont désarmé le politique. Souvent il n’a pas les mots. Et même bien plus souvent qu’on ne le croit. Et s’il a les mots, il manque parfois le courage, car l’expérience leur a appris que le courage fait de vous une cible et que les courageux tombent les premiers…

Je crois que le monde politique est en train de changer et de se recomposer et que nul n’a encore le prochain mode d’emploi. Mais le changement cela fait peur et l’homme préfère souvent danser au-dessus du volcan en se disant : jusqu’ici tout va bien. Nous sommes peut-être à un de ces moments charnière, où le déni est d’autant plus fort que ce qu’il nie se renforce.

Le refus à cette heure de toute parole politique forte sur le fond du dossier du salon, alors que mes paroles m’ont apporté une petite notoriété et ont montré une attente de politique inattendue, est tout sauf réjouissant. Il semble que chacun retienne son souffle en se disant, le premier qui l’ouvre, tue le métier et sa rente de situation. Je ne veux pas être le fossoyeur d’un système que je connais et maîtrise, même s’il est déconnecté de la réalité, car il est MA réalité.

Le problème c’est que ce qui s’est passé les 7,8 et 9 janvier nous a fait changer de monde. Et il y a besoin d’une parole forte pour affronter ces changements profonds sans générer haine, rejet, et finalement mettre la violence au cœur de notre relation au monde et à l’autre. Cela devrait obliger, cela oblige.

Mais je ne désespère pas. Il faut laisser aussi le temps à l’éveil des consciences. Il n’y a pas d’ouvriers de la dernière heure, il y a une belle tâche à accomplir : s’appuyer sur ce qui nous rassemble pour refonder un monde commun…

En attendant il ne faut pas renoncer, donner de la visibilité et porter la voix des musulmans laïques, croyants ou non, car ils sont une réalité et sont les meilleurs remparts contre les amalgames. Que leur voix résonne et les amalgames seront bien mieux combattus que par un « pas d’amalgame » élevé au rang de mantra et qui finit par les permettre tous…

Dans une tribune au mois de Janvier vous disiez : « Faut-il laisser les enseignants se battre seuls sur des problématiques aussi dangereuses, alors qu’ils se font déjà souvent agresser par des élèves ou leurs parents sur des problèmes qui vont de la revendication du halal, du port du foulard à la difficulté d’enseigner la Shoah? » A quoi faites vous allusion ?

Quand on est élu en banlieue, on est confronté à nombre de revendications religieuses, essentiellement portées par des gens se réclamant de la communauté musulmane. De manière systématique, elles visent à faire respecter des interdits religieux dans la sphère publique, à ériger en droit, un particularisme et on est de plus en plus confronté à des personnes qui sont les porte-drapeaux de leur différence et qui considèrent que le seul rôle du politique est d’en faire une norme.

Le problème c’est qu’à ce petit jeu-là, c’est notre monde commun que nous avons détruit.

Or ce n’est pas pour rien si les interdits religieux portent sur le lit et la table, le sexe et la nourriture. Car ce sont les lieux de la sociabilité, de l’échange, du partage. En ne partageant pas le pain et en refusant les alliances qui font qu’un couple qui se crée est une promesse de renouveau, on empêche le monde commun d’exister ou on le défait.

Voilà pourquoi il est du rôle du politique de prendre une parole forte sur ces sujets-là. C’est sa fonction. Qu’il pose les mots, que ce faisant il s’expose. Qu’il dise les limites et donne le sens et après, quand il aura fait vivre ces mots-là, ils pourront être repris par ceux qui font vivre nos institutions. Mais aujourd’hui on leur demande de faire le boulot des politiques sans leur donner ni la légitimité pour le faire, ni les mots pour le dire…

Quant à l’antisémitisme en banlieue, oui il est réel et culturel. Dans certains endroits on ne peut plus être juif à l’école de la République car c’est être exposé et bien peu défendu. D’où la multiplication des écoles confessionnelles dans les banlieues difficiles, comme à Sarcelles.

Que des parents soient contraints de faire le choix du privé car la République a renoncé à garantir la sécurité de tous ses enfants dans toutes ses écoles me rend malade.

ROLAND LOMBARDI : QATAR ET FINANCEMENT DE L’ISLAMISME

Roland Lombardi : Qatar et financement de l’islamisme

07.06.2015 La rédaction

Le site Atlantico a publié le 7 juin 2015 un entretien suite aux propos de Florian Philippot sur le Qatar, qui selon lui « finance l’islamisme qui tue ». Il a été poursuivi par l’Emirat. 
Roland Lombardi, consultant indépendant 

« En juin 2013, les Talibans n’ont-ils pas été autorisés à ouvrir un bureau diplomatique à Doha ? Le rôle du Qatar semble aussi important en Afrique du Nord. Ainsi, la presse française et certains spécialistes ont révélé que le Qatar apportait un soutien financier à des éléments djihadistes dans le Nord du Mali mais aussi à certaines tribus séparatistes touaregs. Les services spéciaux français mais aussi algériens ont alerté les autorités françaises sur un probable financement d’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) par Doha. D’ailleurs, avant l’intervention de l’armée française au Mali, rappelons que la seule organisation humanitaire autorisée dans le nord du pays était le Croissant-Rouge du Qatar… (…)

Quant à la Syrie et l’Irak, ce sont peut-être les zones où le Qatar a été le plus actif ces dernières années. En effet, depuis le début de la guerre civile en Syrie, le Qatar, dans sa véritable lutte d’influence avec l’Arabie Saoudite, a mis toute son énergie pour dominer l’opposition syrienne. C’est pourquoi, jusqu’à la scission d’avril 2013, le Qatar a soutenu le Front Al-Nosra. Cette organisation, qui rappelons-le, est affiliée à Al-Qaïda et inscrite pourtant sur la liste noire des terroristes de Washington ! Après le printemps 2013, lorsqu’Al-Nosra s’est donc séparé de l’Etat islamique (EI) dirigé par al-Baghdadi, Doha s’est alors tourné vers l’EI à l’inverse de Riyad qui poursuit son financement d’Al-Nosra… Toutefois, le Qatar peut encore être amené à soutenir des milices se revendiquant d’Al-Nosra pour des intérêts ponctuels…

Enfin, le Qatar reste le plus grand bailleur de fonds des Frères musulmans au Moyen-Orient et en Europe. Mais les Frères musulmans peuvent-ils être considérés comme des terroristes ? En tout cas, ils le sont officiellement pour l’Arabie Saoudite, la Russie et le président égyptien Al-Sissi.

Roland Lombardi est consultant indépendant et analyste chez JFC-Conseil. Par ailleurs doctorant à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-Marseille Université, il est également membre actif de l’association Euromed-IHEDN.

Il est spécialiste des relations internationales, particulièrement sur la région du Maghreb et du Moyen-Orient, ainsi que des problématiques de géopolitique, de sécurité et de défense

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LES FRÈRES MUSULMANS REPRÉSENTENT LA DERNIÈRE IDÉOLOGIE TOTALITAIRE DU XXE SIÈCLE

Les Frères musulmans représentent la dernière idéologie totalitaire du XXe siècle

30.04.2014 Michaël Prazan

Auteur d’un excellent documentaire sur les Frères musulmans, le Français Michaël Prazan livre sa vision de la confrérie. Il y voit une idéologie totalitaire élaborée par des individus souvent coupés de la réalité et au discours parfois contradictoire.

Al-ahram hebdo : Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser votre documentaire La Confrérie : Enquête sur les Frères musulmans ?

Michaël Prazan : Au retour d’un tournage d’un autre documentaire, j’étais de passage en Egypte. Le film, L’Histoire du terrorisme, se déroulait en trois épisodes, sur trois phases différentes, de 1945 jusqu’à aujourd’hui. Il couvrait un certain nombre d’organisations à travers le monde avec un chapitre sur les Frères musulmans. Il s’agissait d’étudier les relations entre les Frères musulmans et certains groupes djihadistes comme Al-Qaëda.

A cette occasion, j’avais rencontré l’ancien guide suprême, Mohamad Mahdi Akef, qui m’a fait venir chez lui. J’ai aussi rencontré Mahmoud Al-Zahar, un dirigeant du Hamas. Ce qui m’avait frappé c’est que tous deux avaient des personnalités différentes, mais adoptaient le même discours, comme s’ils étaient formatés de la même manière.

Akef n’a jamais voyagé et n’a jamais fait connaissance du monde occidental. Il naviguait plutôt en interne. J’ai voulu comprendre cette dimension un peu sectaire qui isole les Frères musulmans du monde. Ce qui fait qu’ils ont une perception différente du monde, qui est fausse, paranoïaque et défensive. A l’époque, Akef était très loin d’imaginer qu’une révolution aurait lieu ou qu’un jour, les Frères musulmans allaient prendre le pouvoir. C’est un homme qui n’a pas l’habitude de la langue du bois et qui n’a pas l’habitude de parler à des Occidentaux et, du coup, il disait certaines choses assez franchement. Il était par exemple incapable de condamner Bin Laden ou Al-Qaëda.

D’ailleurs, la concomitance des dates fait que j’étais présent au Caire quelques mois à peine avant le soulèvement de la révolution. Les Frères musulmans étaient la force la plus structurée. Pour moi, ça ne faisait aucun doute qu’ils allaient réussir un jour à prendre le pouvoir. Au moment où la révolution a eu lieu, j’étais à Paris. J’avais dit à mon producteur qu’un film sur les Frères musulmans, qui sont très méconnus en Europe, et notamment en France, serait très important en terme d’information. Et c’est comme ça que l’enquête a commencé.

— Comment avez-vous procédé pour tourner votre documentaire ?

— J’avais déjà commencé à m’intéresser aux Frères musulmans et à lire les textes fondateurs, comme les écrits de Hassan Al-Banna ou de Sayed Qotb. Puis, j’ai consulté un certain nombre de spécialistes qui me semblaient irréprochables et fiables, mais qui ne sont peut-être pas les plus connus dans le contexte français.

Il y avait beaucoup de travail à faire avant de venir ici, en Egypte. La préparation du film a duré presque 8 mois pour accumuler des connaissances et pour contact avec les Frères. J’ai voulu être en contact avec eux et qu’ils s’adressaient directement à moi, pour m’expliquer quelle est l’histoire de leur mouvement, quelle est son idéologie, quels sont les buts qu’ils ont fixés … Je savais qu’ils n’allaient pas me dire tout, et qu’il y aurait certaines zones d’ombre, mais c’était mon travail d’éclaircir ces zones. En parallèle, on a fait une recherche d’archives où certaines déclarations disent à peu près le contraire de ce qu’ils m’ont dit. Lorsqu’ils s’adressent à leur public, le discours est tout à fait différent.

— Vos documentaires sont-ils toujours liés à la politique ? 

— Pas nécessairement. Ils sont principalement historiques. J’essaie de faire la généalogie du monde d’aujourd’hui. Je prends un phénomène d’aujourd’hui et je remonte loin dans le passé. J’essaie de comprendre comment l’Histoire détermine des phénomènes qu’on observe dans le monde dans lequel nous vivons. C’est un peu ça qui guide un certain nombre de mes projets, films et écrits.

— Le film documentaire a été rapidement suivi par un livre, Frères musulmans : Enquête sur la dernière idéologie totalitaire. Pourquoi ce besoin de compléter ?

— Quand on fait un documentaire de 2 heures, c’est très difficile d’arriver à être à la fois pédagogique et à tenir le public en haleine, surtout qu’il s’agit d’une histoire étrangère avec des interlocuteurs qui ne sont pas français. Évidemment, on ne peut pas tout dire dans le film, mais c’est la règle du jeu. L’exercice du documentaire est un exercice de synthèses de simplification et un jeu avec l’image, qui est parfois beaucoup plus puissante que les mots.

Après le film, qui s’arrête sur la campagne de Morsi pour la présidentielle, j’étais épuisé par le travail et les rencontres que j’avais faits avec les Frères musulmans. Mais un ami, Pascal Brutenaire, qui travaille aux Editions Grasset, m’a convaincu qu’un livre serait tout aussi important. C’était l’occasion d’aller plus loin, d’évoquer plus de détails. J’avais le temps pour le faire et je me suis arrêté après la chute des Frères musulmans.

— Le titre donné au livre est plus intrigant que celui donné au film …

— Au moment de la réalisation du film, je ne connaissais pas encore la fin de l’histoire. Je ne savais pas que le régime des Frères musulmans allait durer aussi peu. C’était une surprise. Dès le pré-générique du film, je pose cette question : est-ce que les Frères musulmans sont la dernière idéologie totalitaire du XXsiècle ? Dans le livre, j’y réponds d’une manière un peu plus claire et affirmative. Je montre que les Frères musulmans ne représentent pas l’islam, que c’est une idéologie tout à fait particulière qui a beaucoup à avoir avec le fascisme, le communisme. Et ce sont deux origines qu’ils revendiquent aussi, d’une certaine manière.

Qu’est-ce que c’est qu’une idéologie totalitaire ? C’est un système de pensée rigide, c’est aussi l’idée que cette idéologie incarne le meilleur des mondes et que, si on ne fait pas partie de ce meilleur des mondes, on ne fait pas partie de la société. C’est une vision très autoritaire du pouvoir et de l’Etat.

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire le programme en 50 points écrit par Hassan Al-Banna et remarquer les mots comme « sanctionner, punir … », tout un lexique répressif. Les Frères musulmans ont une idéologie qui a pour vocation un monde globalisé. L’idée d’un calife mondial et d’une société islamique mondialement globalisée : c’est cela le but suprême à atteindre.

— Lors de la diffusion du film, quelle a été la réaction du public ? 

— Le documentaire a été diffusé sur France 3 en 2013, puis 2 fois en 2014. Cela témoigne du courage de la chaîne à le faire. Les Frères musulmans sont partout en Europe, et notamment en France. J’avais des appréhensions, mais j’ai eu de bonnes critiques de la presse, notamment de journaux et de magazines d’influence comme Télérama. Le film révèle beaucoup de choses sur les Frères musulmans.

— Y aura-t-il une deuxième partie qui complétera le documentaire ? 

— L’idée est toujours possible. Il faut juste attendre et voir comment évoluent les situations, non seulement égyptienne, mais aussi tunisienne et marocaine, et ce qui va se passer en Europe. Je sais que certains dirigeants de la confrérie vont trouver refuge en Grande-Bretagne et ailleurs.

Entretien réalisé par May Sélim

pour Al Ahram

La face cachée de l’UOIF

Au début des années 1980, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) était un petit cercle d’étudiants et d’activistes islamistes en exil. Depuis 2003, cette fédération d’associations est devenue un interlocuteur privilégié de l’Etat français pour la gestion de l’islam en France. L’UOIF occupe actuellement un tiers des sièges au Conseil français du culte musulman (CFCM), l’instance officielle mise en place en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Comment expliquer une telle ascension en deux décennies? Quelles sont les véritables intentions de l’UOIF et de sa «maison mère», l’Union des organisations islamiques en Europe, basée à Londres? Quel est le poids réel de cette mouvance qui puise ses références dans la doctrine des Frères musulmans? Dans une enquête très fouillée, publiée chez Calmann-Lévy – OPA sur l’islam de France. Les ambitions secrètes de l’UOIF – Fiammetta Venner, politologue et cofondatrice de la revue ProChoix, met en lumière la face cachée de cette organisation et ses liaisons dangereuses.

En exhumant l’ensemble des documents publics émanant de l’UOIF, en décortiquant les déclarations officielles et les prises de position plus discrètes de ses principaux dirigeants, en confrontant leur discours de façade aux archives et aux racines historico-politiques de la frange djihadiste de l’islam, elle dénonce la tentation hégémonique d’un mouvement qui, en réalité, ne représente qu’une infime partie des musulmans de France. Instrumentalisation de la religion à des fins politiques, hostilité à la laïcité et à l’intégration, relents d’antisémitisme, fatwas belliqueuses, financements douteux: la matrice idéologique de l’UOIF est inquiétante. Alors que l’élection pour le renouvellement du Conseil français du culte musulman est prévue au mois de juin prochain, Fiammetta Venner livre en exclusivité pour L’Express les points forts de son enquête. Contactés à plusieurs reprises pour donner leur point de vue, les dirigeants de l’UOIF n’ont pas souhaité s’exprimer.

Pourquoi accorder une telle importance à une organisation comme l’UOIF? Pèse- t-elle si dangereusement sur la société française?

Depuis qu’en 2003 il a fait de l’UOIF un interlocuteur de l’Etat au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM), Nicolas Sarkozy prétend qu’il vaut mieux intégrer cette mouvance plutôt que la rejeter. Ma question de départ est la suivante: qui sort gagnant du processus, la République ou l’UOIF? Quand Sarkozy appelle les cadres de l’UOIF des musulmans «orthodoxes», il nous fait un peu le même cadeau empoisonné que celui de Mitterrand avec le Front national. Il ouvre les micros et confie à la société civile le soin de créer des contre-pouvoirs. L’UOIF représente non pas la mouvance «orthodoxe», mais la mouvance intégriste de l’islam. Il y a une différence entre la radicalité cultuelle – les traditionalistes chez les catholiques, les fondamentalistes chez les protestants, les orthodoxes pour les juifs – et la radicalité politique: l’intégrisme. La radicalité cultuelle est une option personnelle, une pratique privée sur laquelle personne n’a à se prononcer. La radicalité politique, en revanche, doit être source de débat. Nous avons tendance à confondre les deux, surtout quand il s’agit de l’islam. L’UOIF est porteuse d’une radicalité politique, l’intégrisme, et elle est en cela une organisation dangereuse, d’autant plus dangereuse qu’elle prétend incarner un islam majoritaire en France et en Europe. Si elle représentait vraiment un tiers des musulmans de France, comme son poids au CFCM le laisse croire, cela signifierait que, sur 3,5 millions de personnes potentiellement musulmanes en France, au moins 1 million seraient intégristes: c’est absurde! Il n’y a pas 1 million de sympathisants de l’UOIF en France.

Si l’UOIF pèse moins qu’on ne le croit au sein des musulmans de France, en quoi est-elle dangereuse?

D’abord parce qu’on lui confère artificiellement le pouvoir de représenter un tiers de la population musulmane en France, alors qu’elle regroupe 150 000 personnes au maximum. Ensuite, parce que les médias la surestiment: pour ses meetings annuels au Bourget, ils ont tendance à reprendre sans discuter les chiffres annoncés par l’UOIF: 3 000 participants en 1993, 30 000 en 1994, 75 000 en 2001, 130 000 en 2004. Lors du sacre de Nicolas Sarkozy au congrès de l’UMP, au Bourget, il y avait 40 000 personnes. Lorsque l’on compare les images du congrès de l’UMP et celles du congrès de l’UOIF, on ne peut que constater qu’il n’y a jamais eu 40 000 participants à ce dernier. D’ailleurs, le journal distribué gratuitement pendant les trois jours qu’a duré le rassemblement de 2005 n’a été tiré qu’à 15 000 exemplaires. Tout cela a des conséquences: quand Dominique de Villepin annonce sa volonté d’instaurer une formation complémentaire pour les 1 500 imams de France, il entend confier la moitié de cet enseignement à la Mosquée de Paris – en fait peu active – et l’autre moitié à l’UOIF, le troisième partenaire majeur du CFCM, la Fédération nationale des musulmans de France, n’ayant pas d’école. Cela implique qu’au moins 750 imams français vont passer entre les mains de l’UOIF, qui, jusqu’ici, n’en a jamais formé plus de 15 par an! On frise l’absurdité. Je préfère mille fois un imam arabophone qui s’est battu contre les islamistes algériens à un imam francophone formé par l’UOIF. D’abord, l’UOIF bloque toute discussion théologique en se référant uniquement à la doctrine des Frères musulmans. Elle a également une mainmise totale sur le Conseil européen de la fatwa – l’exécutif religieux de l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE), sorte de maison mère basée à Londres – qui émet des avis sur la manière dont les musulmans d’Europe doivent se comporter, des fatwas niant le droit des femmes, rejetant l’avortement, justifiant les attentats kamikazes.

Pourtant, l’UOIF se proclame moderniste. S’agit-il, comme vous le dénoncez, d’un double discours, lénifiant quand il s’adresse aux autorités et à l’opinion publique, radical quand il apostrophe ses militants?

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à une déclaration d’Ahmed Jaballah, cofondateur de l’UOIF, qui siège toujours dans l’appareil directeur: «L’UOIF est une fusée à deux étages. Le premier étage est démocratique, le second mettra en orbite une société islamique.» Les dirigeants de l’UOIF ont des objectifs clairs et une stratégie de conquête. Cette organisation a des visées politiques en direction des pays arabo-musulmans. Dès sa création, l’UOIF a voulu faire de la France une base arrière: un lieu où des militants islamistes pouvaient trouver refuge et où l’on essaie de modifier le regard que porte l’opinion publique sur leurs pays d’origine. Mais l’UOIF prétend surtout mettre au pas les musulmans de France. Certaines associations affiliées au mouvement se donnent le droit de dire qui est un bon musulman et, donc, qui est apostat. Ce qui revient à jeter l’opprobre sur un individu ou une famille au regard d’une communauté. C’est d’autant plus effarant que ces gens-là ne sont pas théologiens – presque aucun des dirigeants de l’UOIF n’a fait d’études poussées en la matière – et ont une vision très étriquée de l’islam. Ils se contentent d’instrumentaliser la religion au profit d’un projet politique à visée réactionnaire: c’est ça, l’intégrisme. Par exemple, à Bordeaux, Tareq Oubrou, chef des imams de l’UOIF, a été évincé lors du débat sur le voile. Pourquoi? Parce qu’il reconnaît que le voile est une prescription, et non un commandement divin. Le seul hadith (d’Asma) faisant référence à l’obligation du voile pour les femmes n’est pas, selon Oubrou, «authentique». On peut faire de l’islam, comme de toutes les religions, le pire ou le meilleur. L’UOIF n’a pas choisi d’en faire le meilleur, loin de là.

Quelles sont ses références spirituelles et doctrinales?

Ce mouvement est généalogiquement problématique. L’UOIF a été créée en 1983 par des émules de deux formations islamistes. D’un côté, des fans de Rachid Ghannouchi, créateur du groupe islamiste tunisien Ennadha et disciple des Frères musulmans qui, expulsé de son pays et interdit de séjour en France, s’est réfugié en Angleterre en 1991. De l’autre, des admirateurs de Fayçal Mawlawi, un Frère musulman libanais qui a vécu en France, a participé à la fondation de l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF) et est aujourd’hui responsable de Jamaat Islamiyya, une organisation terroriste au Liban.

Quels sont les personnages qui attestent d’un lien direct entre l’UOIF et les Frères musulmans?

Les premières brochures de l’UOIF traduites en français provenaient de la Leicester Foundation, qui diffuse essentiellement trois penseurs: Hassan al-Banna [fondateur des Frères musulmans, dans les années 1920, en Egypte], Sayyid Qotb [théoricien du djihad pour les Frères musulmans, pendu en 1966] et Mawdoudi [penseur pakistanais qui prônait l’instauration d’un Etat islamique dans le sous-continent indien]. Un autre personnage clef met en évidence le lien entre l’UOIF et les Frères musulmans: Youssef al-Qaradhawi, mentor des Frères musulmans et chef du Conseil européen de la fatwa et de l’institut de formation des imams de l’UOIF. De plus, le représentant de l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE), Ahmed al-Rawi, est l’ambassadeur officiel des Frères musulmans en Europe. D’ailleurs, quand on détaille l’organigramme de l’UOIE, on s’aperçoit que presque tous les cadres sont français, et membres de l’UOIF. Au moment de la crise des otages détenus en Irak, on a vu un reportage de TF 1 sur la mission de bons offices effectuée par une délégation du CFCM à Bagdad. Ce reportage comprenait une séquence éclairante: dans une mosquée, un responsable salafiste refusait de rencontrer la délégation et demandait pourquoi la France envoyait en émissaires des Frères musulmans!

Pourtant, l’UOIF se défend d’entretenir des liens directs avec les Frères musulmans?

Ça dépend où. Ses brochures rappellent ses connexions avec eux. Ainsi, dans un document intitulé «Critique pour une organisation musulmane», l’UOIF dénonce les «hérétiques» qui rejettent Ibn Taymiyya, Mohamed ibn Abdelwahab, Sayyid Qotb et Youssef al-Qaradhawi. Ces quatre théoriciens, qui constituent leurs seules références théologiques, comptent parmi les plus radicaux de l’islam fondamentaliste. Les deux derniers sont des Frères musulmans. Mais la preuve ultime vient des Frères musulmans eux-mêmes. Lorsqu’on demande aux Frères égyptiens: «Qui sont vos représentants en Europe?», ils répondent: «Le Conseil européen de la fatwa.» Plus édifiant encore, dans un accès de naïveté ou de franchise, Farid Abdelkrim, ancien président des Jeunes Musulmans de France, une association proche de l’UOIF, raconte que la première chose qu’on lui a enseignée quand il est entré à l’UOIF, c’est la pensée de Hassan al-Banna? A plusieurs reprises, des dirigeants de l’UOIF ont déclaré publiquement: «Le Coran est notre Constitution.» C’est textuellement la devise des Frères musulmans!

Qui est Youssef al-Qaradhawi, que vous décrivez comme le mentor de l’UOIF?

Il est l’un des rares Frères musulmans d’aujourd’hui à être théologien. Il a consacré sa thèse à la zakat, l’aumône légale en islam, et a trouvé le moyen de rendre islamiquement correct le prêt, ce qui permet aux gens du Golfe de faire des affaires alors que l’islam – comme le christianisme des premiers temps – interdit l’usure. Au lieu d’emprunter de l’argent pour un produit, un musulman demande à la banque d’acheter le produit et de le lui revendre plus cher en mensualités. Le différentiel équivalant à peu près aux intérêts qu’aurait payés un client dans une banque non musulmane. A la tête d’une fortune colossale, Al-Qaradhawi est le conseiller religieux de la plupart des grandes banques islamiques dans le monde. Prédicateur télé sur la chaîne Al-Jazira, il prêche un islam très rigoureux et radical politiquement. Aujourd’hui, Al-Qaradhawi est président du Conseil européen de la fatwa et guide spirituel tout à la fois de l’UOIF et de Tariq Ramadan. Il se considère en Europe comme en terre de mission.

Quels sont les liens de l’UOIF avec l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE)?

C’est la maison mère, dont l’UOIF a besoin pour émettre des fatwas concernant les musulmans européens qui, en France, tomberaient sous le coup de la loi. Les fatwas édictées par l’UOIE ne concernent d’ailleurs que les musulmans d’Europe et ne peuvent pas être prises en compte dans les pays islamiques. Autrement dit, penser que le conseil européen de la fatwa (son instance religieuse) pourrait offrir un modèle modernisé pour les musulmans du monde est un contresens. Au sein de ce conseil, les théologiens se permettent même de tenir des propos qu’ils n’oseraient jamais prononcer dans leurs pays d’origine. Aucune instance islamique dans le monde – ni Al-Azhar (Egypte), ni Fès (Maroc), ni Qom (Iran) – n’a émis une fatwa pour soutenir les attentats kamikazes. Le Conseil européen de la fatwa, lui, l’a fait (le 28 juillet 2003, à Stockholm), en disant qu’il ne fallait plus appeler ces actions des «attentats suicides» mais des «gestes de martyrs», parce que les «fils de Sion» – s’agit-il des Israéliens ou de tous les juifs? – sont «des soldats». Pour le Conseil européen de la fatwa, aucun fils de Sion ne peut être considéré comme un civil! Là, nous ne sommes plus dans le soutien, mais dans l’incitation au terrorisme!

Quelle est la teneur des discours de l’UOIF concernant la vie sociale en Europe?

Il y a un double discours. Sur la laïcité, l’UOIF se déclare «100% d’accord avec la loi», mais des membres ont assuré le service d’ordre des manifestations contre l’interdiction du voile à l’école et dénoncé la loi sur le plateau d’Al-Jazira, allant même jusqu’à affirmer que les femmes musulmanes n’avaient pas le droit de porter le voile dans les rues de Paris? Bref, ils sont d’accord avec la loi sur la laïcité, à condition qu’elle autorise le port du voile à l’école! Double discours aussi sur l’antisémitisme: l’UOIF avait par exemple promis au Crif de retirer de la vente une cassette où l’un de ses prédicateurs, Hassan Iquioussen, tenait des propos antisémites. Huit mois plus tard, cette cassette était toujours diffusée par les librairies de l’UOIF. En revanche, sur la mixité, le statut des femmes, les relations avec les non-musulmans, leur discours est clair. Des prédicateurs de l’UOIF comme Iquioussen proscrivent la mixité, y compris sur le Web: il est interdit à un garçon de communiquer avec une femme par Internet. A ce sujet, Iquioussen dit: «Tu crois que tu es seul avec elle, parce que c’est un dialogue à 500 kilomètres de distance, mais en réalité vous êtes trois: vous deux et le diable.» D’autres prêches recommandent aux musulmans de ne pas se mêler aux non-musulmans, de se méfier de «l’intégration par le jambon», un péché. Un certain nombre de cassettes émanant de l’UOIF interdisent aussi l’avortement, alors que l’islam l’autorise dans certains cas. Là encore, ils jouent les théologiens, alors qu’ils ne sont que des politiques voulant mettre la femme sous tutelle.

L’UOIF, qui fédère des associations de jeunes, d’étudiants, de femmes, n’a-t-elle pas un vrai poids social?

Ses dirigeants cherchent avant tout à apparaître auprès des pouvoirs publics comme ceux qui quadrillent le terrain. C’était particulièrement flagrant en 2003, juste avant les élections du CFCM. Les Etudiants musulmans de France (EMF) étaient très actifs, notamment en distribuant des repas aux étudiants des cités U. Une fois les élections passées, ils ont disparu de nombreux campus. De son côté, la Ligue française de la femme musulmane édite un journal, Le Petit Musulman, distribué aux enfants dans les cours d’enseignement religieux, qui ne présente que la pensée des Frères musulmans. La plupart des associations n’ont pas de véritable existence et, quand elles en ont, elles diffusent des valeurs peu compatibles avec une société laïque et démocratique.

Donc, le CFCM s’appuierait sur une organisation radicale et très minoritaire au sein des musulmans, au risque de lui donner un prestige démesuré?

La République a exigé, par le biais du CFCM, que des musulmans libéraux aillent boire le thé une fois par semaine avec des musulmans radicaux. Dans cette structure, l’UOIF n’a jamais reculé sur aucun de ses principes. En revanche, on a régulièrement demandé à Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et président du CFCM, de lire les communiqués corédigés avec l’UOIF. En fait, cette organisation a déjà pris le pouvoir au sein du CFCM: dès le départ, il était convenu que Fouad Alaoui, secrétaire général de l’UOIF, en aurait la vice-présidence. Enfin, on a sacrifié 3,5 millions de musulmans aux ambitions de la frange la plus politiquement radicale. Comme le mode de scrutin de renouvellement pour le CFCM n’a pas changé, l’UOIF devrait encore tirer son épingle du jeu lors des prochaines élections, compte tenu du fait qu’elle a continué à acquérir des mètres carrés. Alors qui, de la République ou de l’UOIF, a gagné?

propos recueillis par Jacqueline Remy et Boris Thiolay

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-face-cachee-de-l-uoif_486103.html#WlFb8cQLwqA06PFb.99