LA « RÉPUBLIQUE » DE LA FILLE DU CHEIKH

La « République » de la fille du cheikh

08.12.2015 La rédaction

Bête noire du régime marocain, Nadia Yassine, a longtemps enflammé les débats au royaume. Porte-parole officieuse du mouvement islamiste Al Adl Wal Ihsane, la fille du fondateur du mouvement, cheikh Yassine (1928-2012), n’a jamais eu qu’un rêve : abattre la monarchie. Harcelée par le pouvoir, contestée au sein même de son mouvement, Nadia Yassine s’est mise, ces dernières années, en retrait de la vie politique.

« Atteinte à la monarchie » ou à « la sacralité ». C’est le motif chaque fois avancé par le régime pour intimider les opposants encombrants, journalistes trop critiques, chercheurs, rappeurs ou militants de droits de l’Homme importuns… Nadia Yassine n’a bien sûr pas fait exception. C’est même ce procès en 2005 qui lui vaut ses heures de gloire. Un procès ridicule dont le Makhzen (1) ne parvient plus depuis à se débarrasser, le reportant sans cesse depuis dix ans. Nadia Yassine encourt alors jusqu’à cinq ans de prison et 100.000 dirhams d’amende (plus de 9000 euros) pour avoir déclaré à l’hebdomadaire Al Ousbouya Al Jadida que « la monarchie est inadaptée au Maroc et [que] le régime ne tardera pas à s’écrouler ».

Contrairement aux islamistes du PJD (Parti Justice et Développement) actuellement au pouvoir sous le gouvernement d’Abdelilah Benkirane, les adlistes ne reconnaissent pas le statut religieux du roi de Commandeur des Croyants, ni même la monarchie héréditaire comme principe intrinsèque à l’islam. Il n’en faut pas moins bien sûr pour faire de ce mouvement, très ancré dans la société marocaine, l’ennemi à abattre. Longtemps totalement interdit, aujourd’hui encore empêché de se constituer en parti politique, Al Adl Wal Ihsane (Justice et Bienfaisance), bien qu’illégal, reste cependant toléré.
Pour rien au monde, Nadia Yassine n’aurait raté ce procès de 2005, terrible bourde stratégique du Palais, qui allait souligner, à l’international, le caractère anti-démocratique de la monarchie de Mohammed VI. Le Département d’État américain lui-même s’exprimera pour défendre la liberté d’expression de Mme Yassine. La fille du cheikh reçoit même le soutien inattendu du cousin du roi Moulay Hicham. « Le Prince Rouge vire au vert », titre alors la presse.

Ce jour-là, je couvre l’événement. Un grand moment de spectacle ! Des centaines de militants islamistes se sont amassés à l’extérieur du tribunal de Rabat. Des dizaines d’avocats, empêchés d’entrer, brandissent leur robe, tandis que des journalistes, bloqués derrière des grilles, agitent leur carte carte de presse…

A l’intérieur, les femmes voilées de la Section féminine d’Al Adl Wal Ihsane s’activent, repérant les journalistes présents. Alors que l’une d’elle me glisse la carte de visite du mouvement avec adresse et site Web, une autre me propose ses services gracieux de traduction simultanée du procès qui se déroule en arabe classique. Assurément, le ministère de la Communication marocain a beaucoup à apprendre du premier mouvement islamiste du pays !

La sortie du tribunal, plus théâtrale encore, dévoile la personnalité habile de la fille du cheikh. A un mètre de moi, Nadia Yassine plonge ses mains dans son sac et en sort un énorme sparadrap marqué d’une croix rouge qu’elle se colle sur la bouche. La militante islamiste avance, tête dressée, vers le haut des marches du tribunal et triomphe devant les photographes agglutinés derrière la grille. La photo fera le tour du monde. Grâce au Makhzen, Nadia Yassine gagne alors ce jour-là une renommée internationale. Elle sait ce que le Palais n’a pas encore compris : le pouvoir des médias.

Grande comédienne, Nadia Yassine sait émouvoir, pleurer sur la misère dans les bidonvilles du royaume devant les caméras, dénoncer, la larme à l’œil, l’injustice sociale. Totalement bilingue (elle a fait sa scolarité dans les établissements français de Rabat et de Marrakech), elle aime apparaître comme une authentique militante féministe en Occident. [Voir l’article «Nadia Yassin : L’imposture féministe »]. Elle intervient partout dans les médias occidentaux, américains [Voir l’article « Nadia Yassine : Bienvenue chez le Grand Satan! »], canadiens, espagnols, français, allemands, italiens, belges… Nadia Yassine excelle dans cet exercice d’interview hors du royaume. Elle donne aussi son avis, souvent contradictoire, sur les débats qui animent le pays qui l’accueille. Ainsi, à propos du message qu’elle adresserait aux jeunes françaises portant le voile, elle cite en référence le célèbre théologien Al-Qaradawi, aujourd’hui recherché par Interpol pour incitation au meurtre, violence, vol : « On devrait écouter le docteur Youssef Qaradawi, imminent savant de l’Islam, qui dit qu’il y a des priorités dans l’Islam, et la science est une priorité par rapport au voile (…) Je leur dis c’est votre droit, luttez pour vos droits et revendiquez la laïcité à la Jules Ferry (…) Je trouve que c’est aberrant, que la République au lieu d’aider ces jeunes filles, de les laisser aller à l’école pour qu’elles développent un esprit de revendication, les laisse retourner à leur foyers pour en faire des intégristes réelles cette fois-ci » (Radio Orient, sept. 2003).

« La charia ? Si c’est le choix du peuple, oui »

La presse marocaine, plus avertie de l’animal politique, est beaucoup plus déroutante pour notre militante, habituée au ton souvent assez complaisant des médias occidentaux. Elle souligne aussi l’imprécision du projet politique, raille les prophéties toujours contredites du gourou de la secte adliste… Sur les fameux rêves du cheikh par exemple, longtemps objet de plaisanteries dans le royaume, elle se défend : «  Il s’agit d’une centaine de « rouaâs» faites par nos frères et sœurs. Je traduirais «rouaâs» plutôt comme rêves prémonitoires (…). Notre culture islamique nous fait prendre très au sérieux ces rêves pour la simple raison que la prise en considération de cette dimension est recommandée par le Prophète lui-même » (Le Journal Hebdomadaire, 15/01/2006).  « Si nos visions font peur au régime et inquiètent nos adversaires, pour nous elles sont des messages de Dieu (…), un lien ininterrompu entre le ciel et la terre » (Assahifa, 26/12/2006). Alors, monarchie, république, khilafa islamique ? Nadia Yassine botte toujours en touche : « ce sont les Marocains qui choisiront » lance-t-elle désinvolte. « Et une constitution basé sur la loi islamique, la charia ? » L’interroge l’hebdomadaire allemand Der Spiegel en juillet 2007. « Si c’est le choix démocratique du peuple, alors oui » répond-t-elle.

Lorsque les questions deviennent trop précises, Nadia Yassine rappelle que sa démarche est spirituelle, avant d’être politique, mais peu de questions la gênent réellement. Ses réponses sont quelquefois aussi énigmatiques qu’inquiétantes, comme à propos de l’interdiction éventuelles des bars, qu’elle qualifie de « lieux de débauche », ou des plages mixtes : « On ne brusquera absolument rien. Il ne s’agit pas d’interdire, il s’agit de convaincre. On prendra le temps qu’il faudra pour cela (…) Mon père dit toujours que nous faisons nos classes et si la révolution iranienne a marqué nos esprits comme beaucoup d’esprits en ces temps-là et pas forcément islamistes, nous en tirons aussi des leçons très édifiantes ». 

Brouilles et brouillard chez les adlistes

Fin 2011, la fille du cheikh se dit fatiguée de la politique, des accusations à son encontre de « double discours ». Elle préfère désormais répondre aux « questions d’ordre philosophique ». Mais où est donc passée Nadia Yassine ? S’interroge la presse marocaine en 2011 qui constate son retrait médiatique, voire son retrait de la vie politique. Fatiguée du harcèlement , des rumeurs à son encontre ? En juin 2011, en plein Printemps arabe, des photos supposées « compromettantes » circulent sur Internet : Nadia Yassine aurait une relation extraconjugale. L’histoire fait sourire les Marocains habitués aux méthodes de basse police du royaume (à chacun un crime adapté : scandale sexuel pour les islamistes, trafic de drogue pour les jeunes du Mouvement du 20 Février…). Mais on ignore de quelle manière elle a ou non affecté Nadia Yassine. Omniprésente durant des années dans les médias internationaux, elle s’est faite depuis beaucoup plus discrète, jusqu’à quasiment disparaître.

En décembre 2012, elle ne fera qu’une brève apparition à la mort de son père. L’enterrement rassemble alors plus de cent mille sympathisants. Le mouvement lui-même se montre plus discret depuis l’arrivée des islamistes du PJD au pouvoir en novembre 2011 et son retrait quelques semaines plus tard des manifestations du 20-Février (mouvement contestataire issu du Printemps arabe).

Si l’attitude d’Al Adl Wal Ihsane (AWI) semble quelquefois ambiguë à l’égard de ses frères du PJD, celle de Nadia Yassine reste beaucoup plus sévère. Elle, n’attend rien de l’expérience PJD, islamistes institutionnalisés « à la solde du pouvoir », et l’exprime sans ambages. En 2008 déjà, elle irritait les péjidistes déclarant que les résultats obtenus par le parti faisaient l’objet d’  « entente préalable avec le ministère de l’Intérieur ». « Tout le monde sait que les élections législatives de septembre 2007 ont été falsifiées » s’exclame-t-elle en mars 2008, sur les ondes de la BBC. De quoi fortement titiller les barbes péjidistes. Des militants du parti avaient alors interpellé la Jamaâ pour faire taire cette « grande gueule ». Nadia Yassine ne croit pas plus à l’alternance islamiste PJD qu’elle n’a cru hier à l’alternance socialiste d’Abderrahman el-Youssoufi (2), « paillasson du Makhzen » (sic). Pour elle «  le régime cherche toujours du sang nouveau qui prolongerait sa durée de vie » analysait-elle déjà le 18 décembre 2006 dans le magazine marocain Al Michaal. Ces alternances illusoires, sans pouvoir réel, permettraient donc de faire durer un peu plus un régime dont les jours sont comptés. Aussi comme beaucoup d’observateurs de la vie politique marocaine, Nadia Yassine avait prévu la victoire du PJD aux élections suivantes « avec la bénédiction de l’Etat ». Par ses prises de position radicales, Nadia Yassine agace souvent autant les partisans PJD qu’une partie de son organisation. Ainsi, par exemple, lorsqu’en en 2005, elle déclarait sur la BBC « les musulmans ont infligé une terrible injustice aux femmes au nom de l’islam ».

En 2013, Abdellah Chibani, mari de Nadia Yassine, intègre la direction du mouvement, le Conseil d’Achoura (sorte de bureau politique, composé de 15 membres). Mais Nadia Yassine reste toujours absente des médias.

Ces tensions et querelles incessantes au sein du mouvement expliqueraient-elles son retrait aujourd’hui de la vie politique ? Certains disent que Nadia Yassine aurait demandé à être dispensée de ses responsabilités au sein de la Jamaâ, notamment des instances féminines; voire qu’elle aurait totalement quitté le mouvement, ce que Fathallah Arsalane, porte-parole de AWI, n’a jamais ni infirmé ni confirmé. Pour Omar Iherchane, membre du Secrétariat Général du Cercle Politique, il ne s’agit que d’un « retrait médiatique ». Nadia Yassine rejette en effet toute demande d’interview et refuse de répondre aux questions afférentes à sa place actuelle au sein de l’organisation. Mais beaucoup doutent de la voir quitter totalement le mouvement fondé par son père.

Une participation exclue

Dans son fonctionnement, ses mécanismes de désignation, son projet, le mouvement reste opaque, comme à l’époque de sa clandestinité. Toutes ces interrogations nourrissent les spéculations sur un différend existant entre Nadia Yassine et Fathallah Arsalane. Dans son rapport rédigé pour le compte de l’influent think-tank WINEP (The Washington Institute for Near East Policy) (3), l’analyste Vish Sakthivel explique que les personnalités féminines seraient moins valorisées aujourd’hui que sous l’ère Yassine. Elle fait état aussi d’importantes tensions internes depuis la mort de son leader historique, à l’image des oppositions entre Arsalane et Yassine. Des tensions atténuées par la nomination en décembre 2012 de Mohammed Abbadi comme secrétaire général, mais qui semblent avoir durablement miné le moral des troupes, le fonctionnement interne, la stature publique du mouvement et même les adhésions féminines (40% des adhérents seraient des femmes). Le mouvement a toutefois survécu à la mort de son leader. Mais questionné par l’arrivée au pouvoir des islamistes du PJD, il doit faire face aujourd’hui au départ de ses militants les plus impatients, certains de plus en plus tentés par un islamisme participationniste. Sur ce point, Nadia Yassine n’a jamais transigé. Rien de possible avec une constitution émanant « non pas de la souveraineté populaire mais d’une commande régalienne », un Parlement « expression même de la confiscation du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif », « une majorité préfabriquée », « des lois qui se font ailleurs… ». Pour Nadia Yassine, une participation au pouvoir relèverait tout simplement de la « bouffonnerie ».

Yann Barte

(1) : Terme populaire pour désigner le pouvoir royal et ses élites.
(2) : 1er ministre du 14 mars 1998 au 6 novembre 2002
(3) : Rapport de WINEP « Al-Adl wal-Ihsan, Inside Morocco’s Challenge »:
https://www.washingtoninstitute.org/uploads/Documents/pubs/PolicyFocus135_Sakthivel_v2.pdf

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