Veillées de tractations ?
La vieille garde des Frères musulmans (égyptiens) a toujours été un bouc émissaire commode. Fétichistes des structures organisationnelles, autoritaires, incapables decouter leurs propres jeunes, conservateurs détestant les révolutions, crétins incultes, bornés, ses membres incarneraient tout ce qui est mal, expliqueraient pourquoi les prédictions des biens pensants savants s’avèrent toujours erronées, seraient le verrou interdisant aux pulsions et projets des islamistes démocrates (selon ces vues, tous les autres) de se concrétiser. Et, bien sûr, les jeunes, tous dans l’autre camp, le bon, n’auraient aucun de ces défauts et seraient parés de toutes les vertus.
J’ai déjà dit ailleurs que ces messieurs méritaient quelque respect et beaucoup d’admiration. Après deux décennies en prison et alors que le mouvement avait été rayé de la carte (égyptienne), ils ont tout reconstruit et ont conquis le pouvoir égyptien en 2012. Plusieurs d’entre eux sont des personnalités très intéressantes et quelques uns sont charismatiques. Reconnaître la valeur des individus est une nécessité heuristique et morale : respectez ceux que vous combattez, connaissez-les, cela vous permettra de gagner. Les respecter, c’est entre autres refuser l’argument de la stupidité. Celle ci existe, bien sûr, mais l’invoquer ad nauseam empêche de voir la réalité, celle du contenu intrinsèque de l’idéologie, celle des thèmes et mécanismes structurant l’imaginaire, celle des clôtures discursives, celle des contraintes organisationnelles.
Très bien. Avant la débâcle de 2013, ma position consistait à reconnaître la profondeur des divisions et dissensions internes, et à leur nier toute importance organisationnelle et politique. Le modus vivendi « interne » était le suivant : tout le monde s’exprime comme il veut, mais quand le bureau de guidance a statué, pris une décision, tout le monde obéit. Des spécialistes que je respecte, en général d’anciens insiders, disaient au contraire que l’organisation était beaucoup plus homogène que ne le voulaient les experts, que sa méfiance radicale à l’encontre de l’environnement et son sectarisme étaient un garant de sa cohésion, et que, partant, la discipline de fer imposée par le règlement ne constituait un problème qu’aux yeux des quelques membres ayant des prétentions intellectuelles. Peu importait : in fine, on pouvait constater qu’il n’y avait pas de scissions, seulement des départs individuels, même s’ils furent nombreux en 2011.

Puis il y eut le renvoi du président Morsi, les choix de la direction frère en faveur d’une escalade violente, le massacre anti frères de Rab’a (mille morts environ) et une guerre à outrance entre l’organisation et le nouveau pouvoir égyptien légitimé par les urnes. Guerre avec une multiplication des actions terroristes imputées (souvent, semble-t-il, à juste titre) aux frères, sans mentionner celles perpétrées par leurs alliés « réels » ou « objectifs ». L’organisation semblait unie par la logique de l’affrontement, même si on « reniflait » des différends graves, des jeunes ne pardonnant pas à la direction d’avoir pactisé avec l’armée et lâché les autres jeunes révolutionnaires en 2011 et 2012, d’autres lui reprochant au contraire de ne pas avoir été assez souple, et même si les difficultés financières imposaient des choix et des sacrifices, etc.
Il est probablement trop tôt pour écrire une histoire détaillée de l’évolution, durant le conflit, de l’organisation, de ses membres et de leur positionnement. Une organisation qui est « rentrée en clandestinité » contrôle sa communication, les véritables chefs ne sont pas identifiés, les enjeux véritables sont dissimulés par une logomachie verbeuse. Quelle que soit la faction qui utilise le terme « pacifique », il est clair que le sens qu’elle lui donne n’est pas celui du sens commun ou du langage ordinaire. Plus généralement, communiquer est d’abord tromper l’ennemi.
Quoi qu’il en soit, ceux qui résident en Égypte (à deux ou trois exceptions près, dont je ne suis pas) ne sont pas forcément les mieux placés pour écrire cette histoire, d’abord parce que des pans entiers se déroulent en « exil », ensuite parce que nous avons mis du temps à réaliser que les conflits internes prenaient un tour vraiment sérieux.
A un moment, en effet, la contestation est passée des désaccords sur la stratégie au stade des « coups de force » : après la mise en question de la légitimité des « patrons » restés en liberté, après la critique de leur stratégie et de leur refus de démissionner malgré leurs bilans catastrophiques, on est passé à la constitution, contre l’avis de la direction et de ses hommes, d’instances supervisant ou dirigeant le travail sur le terrain, à la prise de contrôle de certains sites webs dépendant de la confrérie, au retrait de la confiance en untel ou untel, etc. Chaque camp conteste ce que l’autre fait au nom du règlement intérieur.
L’opposition affirme représenter la jeunesse, porter l’étendard (sanglant) de la révolution, trahi par les vieux, poursuivre la lutte jusqu’au bout pour faire tomber le régime. Elle dit avoir l’appui d’un nombre important de directions de fédérations. A ses yeux, la direction est lâche, peu désireuse de tirer les conclusions imposées par ses responsabilités dans la chute du pouvoir frère, de démissionner ou de se soumettre au test que seraient de nouvelles élections internes à la régulière. Pour elle, les chefs historiques, pour beaucoup en exil, ne tiennent que parce qu’ils contrôlent les finances et ont l’appui de puissances extérieures.
L’autre camp se voit légitime. Il dit refléter les vues de la direction emprisonnée, dont le légendaire homme fort Khayrat al Shâtir, d’une majorité de militants et de membres (80%, selon eux) et être fidèle au « caractère pacifique » (ne riez pas) de la nécessaire lutte, tel que prescrit (ne riez pas) par le Guide Fondateur (Hassan al Banna). Il affirme œuvrer pour la survie de l’organisation et de sa divine mission, malgré les deuils, les pertes et les soifs de revanche. Rappelons que l’homme aux commandes, Mahmoud Izzat, était, avant 2011, identifié comme le « qutbien le plus dur » de la direction, même par ceux qui affirmaient que la confrérie ne comportait que des modérés… Le différend n’oppose pas pacifiques/légalistes à révolutionnaires/extrémistes. Dans les deux camps, beaucoup ont perdu des très proches et n’acceptent ni le reproche de tiédeur ni celui d’extrémisme.
Car ce qui est maintenant en jeu, c’est la possibilité ou non d’un accord (attention ! accord n’égale pas réconciliation) avec le régime – tout semble indiquer qu’une offre assez précise a été faite par celui-ci ou est sur le point de l’être. La direction « historique » croit l’accord nécessaire pour la survie de l’organisation. Une pilule amère à avaler, avant d’être lâché par tous les alliés islamistes, et ce malgré les conditions très dures – ne pas faire de politique pendant un certain nombre d’années, ne pas participer à la vie publique, pour ne mentionner que les conditions ayant été évoquées par la presse (il y en a d’autres). L’autre camp, plus jeune, estime que la victoire est possible, le régime perdant tous les jours des appuis en interne et en externe. Pour lui, les « vieux » s’emmêlent encore les pinceaux dans les compromissions. Et la bataille pour les cœurs du militant frère va s’amplifier. Les « historiques » ont pour eux la tradition de discipline et d’obéissance absolue, chère à beaucoup, la fatigue et la nécessité ; les contestataires ont pour eux les principes et l’impératif de venger les morts.
Tewfik Aclimandos